Librairie La Pétroleuse: « aucun auteur en particulier n’a changé ma vie mais tous l’ont un peu fait »

 

Vous n’êtes probablement pas sans savoir que l’être humain est bourré de contradictions. Le fait d’être globalement coincé chez nous depuis bientôt un an aura au moins eu le mérite de stopper la fuite en avant et nous obliger à nous regarder un peu en face. Personnellement, la propriété est une pulsion que je contrôle assez mal (je ne parle pas de résidences secondaires) et le fait de continuer d’accumuler livres, disques, zines et t-shirts de groupes m’interroge parfois (surtout que je contribue aussi à cette sur-proposition). Même si comme tout bon lecteur qui se respecte, j’ai une pile de 30 livres à lire près de mon lit et trois trucs ouverts en même temps (ces jours ci, la bio des Neptunes/Timbaland dont je reparlerai prochainement, Contes et Légendes Celtes et le mortel Eat The Document de Dana Spiotta), je continue de zoner en ligne et dans les shops en quête de nouveaux livres.

Ce rapport puissant qu’on entretient aux objets culturels (le terme « produit » m’écorchera toujours les lèvres) n’a peut-être jamais été aussi nécessaire qu’aujourd’hui et c’est sûrement parce qu’il trace un parcours intellectuel et émotionnel qui va au delà du simple dormir, manger, travailler auquel nous sommes actuellement réduits. Acheter des livres pour échapper à la société de consommation est probablement un sacré paradoxe. Découvrir une super librairie punk et politiquement concerné en ligne, sur Instagram, en est probablement un autre. L’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage comme dirait l’autre. J’ai donc envoyé quelques questions à Mat, le fondateur et seul « commerçant bénévole » de La Pétroleuse pour évoquer avec lui son activité et son rapport aux livres. Quitte à acheter des choses, autant acheter les bonnes aux bonnes personnes.

Tu peux me raconter un peu ton parcours et comment tu as démarré la Pétroleuse ?

La Pétroleuse a ouvert en juin 2004. L’idée était de monter une structure distribuant par correspondance des livres et fanzines branchés contre-culture-punky et critique(s) sociale(s). Comme beaucoup, j’ai été inspiré dans ma formation initiale » par le slogan basque “Besta bai borroka ere bai” (“la fête oui, la lutte aussi”-ndr) ! Je me suis toujours intéressé à la chose politique mais La Pétroleuse n’a jamais été une librairie militante pour autant. Elle se veut plus dilettante que combattante. Et j’aime ce mélange des genres.

Je reprenais à mon compte dès le début le « slogan (apocryphe) d’Emma Goldman « If I can’t dance it’s not my revolution ». La culture de La Pétroleuse c’est avant tout le punk (rock). En plus des livres et fanzines, il y avait aussi au début des vidéos, des dvd’s et même des VHS jusqu’à ce que déboule Youtube. Bref, avec trois francs six sous et même pas une centaine de titres, je me suis lancé dans le vide avec un site internet 1.0 mega cheapos au graphisme douteux. Et en guise de plan com’ une e-newsletter et un bon paquet de flyers photocopiés qui tournaient aux quatre coins de mes réseaux DIY. Le e-commerce balbutiait et les réseaux sociaux  n’existaient carrément pas. C’était en gros la continuité de mon vague activisme punk DIY des 90’s qui avait consisté en quelques productions de fanzines (et même vidéo-zines), une poignée de coprod disques, une distro, un peu d’orga de concerts, des tables de presse et pas mal de binouzes. Sauf que je devenais officiellement boutiquier. Trahison ! Trahison ! 

La légende veut que le vrai déclic de créer La Pétroleuse soit arrivé le jour où j’ai eu entre les mains le Banned In DC de Cynthia Connolly et le Get in the Van de tonton Rollins que j’avais chopé chez la distro Gestalt. J’en profite pour remercier Schlag qui distribuait ces deux livres à l’époque. Quelles merveilles ! C’est là que je me suis dis que tous les punks bouseux comme moi au fin fond de leur cambrousse avaient le droit de profiter de ce genre de littérature qu’on ne pouvait trouver qu’en import US ou dans quelques librairies de grandes villes. Et oui Amazon n’était pas encore le roi du business de l’univers. Internet était (presque) encore un monde merveilleux (imaginez un monde sans YouTube ni Facebook ni Amazon!). Et hop, 1, 2, 3, 4 c’était parti. Aucun diplôme ni formation de libraire et encore moins de compétence en matière de commerce (J’en ai pas plus 15 ans plus tard mais vu que j’avais pas les ambitions de Jeff Bezos j’en ai toujours rien à carrer). J’avais sûrement trop entendu dire qu’en grattant trois accords on pouvait monter son groupe de punk dans son garage. Ben oui c’est vrai, on peut !

 

Comment qualifierais tu ton rapport aux livres? Et pour extrapoler, ta vision de ton activité de libraire? 

Je suis un fétichiste. J’aime l’objet livre (comme on peut aimer l’objet vinyle). J’aime le contenant autant que le contenu. Le tripoter autant que le lire. Mais attention, je ne voue aucune sorte de culte débile au livre. L’extrême majorité de la production des millions de livres édités chaque année dans le monde ne mériterait que le pilon ou le feu. Le mieux serait qu’ils ne voient jamais le jour pour ne pas écocider des forêts entières et polluer des rivières pour le profit d’une industrie détestable. Mais vu que je ne suis pas non plus pour qu’un quelconque « ministère de ce qui est bien ou pas bien » décide à ma place, j’accepte malgré moi que le monde croule sous les merdes éditoriales. A la Pétroleuse, l’idée est d’offrir à de (rares) potentiels lecteurs quelques pépites choisies avec soin et pas toujours facilement trouvables à chaque coin de rue. Ce choix est toujours fait en fonction de mes propres goûts et intérêts. Alors tant mieux si une poignée de clients lecteurs les partagent. Mes goûts et intérêts sont divers et variés et ont finalement assez peu évolué ces quinze dernières années. Mais j’ai toujours essayé dans cette diversité et mélange des genres d’avoir une forme de cohérence.

Qu’est ce qui te plait le plus et te casse le plus les ****lles dans cette activité?

Je fais tout de A à Z. Une vraie bande de jeunes à moi tout seul. Et j’aime ça. Je suis à la fois libraire, webmaster, graphiste, manutentionnaire, comptable et j’en passe sûrement. Tu ne me croiras pas si je te disais que faire les colis dans des cartons de récup (je n’ai jamais acheté un seul contenant en 15 piges et j’en suis plutôt fier), les refourguer à la Poste et faire des factures au quotidien c’est le super pied. Donc je ne te le dis pas. C’est pourtant le gros du boulot. Et c’est super chiant (rires). Heureusement, je ne croule pas sous les commandes non plus (re-rires). Mais ça tombe bien parce que j’ai plein d’autres trucs à faire dans une journée: comme me promener, lire, écrire, jardiner, gratouiller la guitare et autres réjouissances vitales. Sérieusement et avec évidence, le plus sympa de l’activité c’est de dégoter ici ou là de super bath livres et fanzines et quand ils arrivent à la maison d’ouvrir les cartons avec les yeux qui brillent, comme un drôle devant ses cadeaux de Noël. En vérité, ce qui me botte c’est de tout faire moi même (quand je veux, comme je veux). Y compris les trucs relous.

Comment te fais tu connaître? (en temps normal) Et à quoi ressemblent tes clients et ta relation avec eux?

Tu veux dire en dehors de faire copain copain avec les algorithmes de Google ? Je fonctionne toujours à l’ancienne à faire tourner des flyers ! Et la newsletter. Et surtout les fuckin’ réseaux sociaux (Trahison ! Trahison!) qui permettent de faire tourner les infos. Mais ça reste toujours assez confidentiel et ça me va. Ma relation client est très limitée puisque rarement de visu. Mais je me fais un point d’honneur dans chaque commande à écrire à chacun à la main une petite bafouille personnalisée. Quelques mots sans grand intérêt mais qui donnent un semblant de lien humain qui n’existe pas franchement dans le e-commerce. Sûrement des restes des relations épistolaires punk d’avant Internet. Et évidemment quand j’ai un petit retour d’un client super content de ce qu’il a reçu, ça redonne un peu le moral et la niak pour continuer ce boulot de commerçant (à peu près) bénévole.

C’est quoi ton rapport à Internet, aux réseaux sociaux? Tu aimes bien cette interaction ou tu t’y soumets par obligation?

Primo, j’y suis quand même bien accro à ces saloperies de « réseaux sociaux ». J’essaye quand même de m’en défaire le plus possible au niveau perso. En plus d’être aliénant et chronophage, on ne peut pas dire que ça rende les gens plus intelligents. Je ne suis pas un geek, je suis même la plupart du temps bien à la ramasse dans le domaine. Mais au niveau de la Pétroleuse c’est évidemment un outil incontournable même si politiquement c’est détestable. Je serais partant pour utiliser des outils réseaux sociaux alternatifs à Facebook/Instagram mais si le plus grand nombre (au moins dans « ta communauté ») n’y migre pas, ça ne fonctionne pas. Par définition, l’intérêt d’un réseau social tout seul est assez limité. C’est compliqué de faire bouger les gens sur d’autres réseaux (ce qui au demeurant doit être possible puisque quand Myspace c’est écroulé tout le monde a bien atterri chez Facebook ahah). Les gens finiront peut être de se détourner de Facebook non grâce une prise de conscience politique et de la censure mais parce que c’est un outil de merde qui devient inutilisable tellement c’est bugué (sans parlé de l’algorithme pourrave qui te choisit les 20 gusses que tu vois dans ton fil).

Quels sont les livres que tu vends que tu conseillerais en ce moment et pourquoi? 

Pas évident de faire un choix dans les centaines de titres dispo chez La Pétroleuse. Il y a énormément (entre autre) de super titres d’import américain et anglais dont je ferais bien la promo mais je vais plutôt mettre en avant du livre français sorti (plus ou moins) cette année en mode do-it-yourself : 

1/ La bio de NOFX (Baignoires, hépatites et autres histoires) édité par (feu) Et Mon Cul c’est du Tofu ? qui, même si je n’ai jamais (mais vraiment jamais) été un fan du groupe, est un régal de lecture, avec une traduction de la version anglaise au poil et que c’est clairement mon best seller de ces derniers temps (oui, il y a apparemment beaucoup de fans de musiques californiennes). 

2/ La bio des Burning Heads Hey You ! Une histoire orale écrite par les camarades Gwardeath et Nasty Samy (et le band), qui même si je n’ai jamais (mais vraiment jamais) été un fan du groupe orléanais (je me contentais des Seven Hate à domicile), la bio (un sacré pavé!) est tout autant un régal de lecture que d’infos. Et surtout une œuvre originale (et 100 % origine DIY garantie) ce qui n’est pas si courant en France dans ce format. A signaler aussi la sortie en cette fin d’année de la bio (plus modeste en épaisseur mais aussi coolos des Thugs par Patrick Foulhoux. 

3/ Les deux rééditions traduites en français d’anthologie de Cometbus (initialement parues chez Last Gasp) par Demain Les Flammes. Because Cometbus c’est incontournable quand on s’intéresse à la culture punk (pas mal de numéros ont été dispo à La Pétroleuse au fil des ans) mais que c’est pas toujours facile à lire en anglais pour le frenchy anglophone moyen. 

4/ Et je finirais par mon coup de coeur de cette fin d’année avec la trilogie de Didier Balducci (ex Dum Dum Boys entre autre) sorti sur son propre label Mono-Tone : Tourisme Parallèle qui reprend ses chroniques (initialement parues dans son non moins excellent fanzine ZERO) d’exploration de sa bonne ville de Nice. Talent d’écriture. Rock’n roll. Mauvais esprit. Humour méchant et troisième degré tout à fait désopilant. Et sorti aussi chez Mono-Tone le recueil des écrits initialement paru dans (feu) Dig It ! de Pascal Escobar (ex Gasolheads et Neurotic Swingers entre autre). Excellent !!!

Quels sont les livres et/ou auteurs qui ont changé ta vie ou vision des choses?

Aucun livre ni auteur en particulier ne m’a changé la vie. Ni même ma vision des choses. Heureusement. Ca me ferait flipper. Certains ont pu m’inspirer. D’autres me montrer des directions à un moment donné. Chaque livre (essai, roman, documents, beau livres, bd etc) a apporté – d’une manière ou d’une autre et avec plus ou moins de bonheur et de profondeur – sa pierre à l’édifice, en attendant le prochain qui me nourrira un peu plus. Comme chaque disque que tu as écouté 1000 fois et qui fait un peu parti de ce que tu es. Aucun auteur en particulier n’a changé ma vie mais tous l’ont un peu fait (c’est niais, c’est beau – rire).

LA PETROLEUSE SE TROUVE ICI, ICI et ICI. Vous pouvez bien évidemment y trouver le dernier numéro du Gospel. Merci Mat.

ADRIEN DURAND

 

Article Précédent

Dans les yeux de celles qui ont filmé les années no wave

Prochain article

Seul contre tous, Arthur Russell a réconcilié pop music et avant-garde

Récent