Warren Zanes, biographe de Springsteen, nous parle de « La Balade Sauvage »

Alors que je cherchais un film pour lancer notre nouvelle revue cinéma, Amateur·e, dont le numéro zéro est consacré à l’Amérique mélancolique, j’étais en train de lire Deliver Me From Nowhere de Warren Zanes. Dans ce livre, l’auteur retrace l’histoire de l’album séminal et ultra-influent de Bruce Springsteen, Nebraska. Ce titre justement découle directement du film La Balade Sauvage de Terrence Malick, sorti en 1974, et inspiré par un fait divers qui traumatisa l’Amérique de l’époque: la folle équipée meurtrière de Charles Starkweather, 18 ans, dans laquelle il embarqua Caril Ann Fugate, 13 ans au moment des faits.

Le livre de Warren Zanes n’est absolument pas une biographie rock habituelle ou un énième commentaire critique sur l’album culte de Springsteen mais un texte littéraire passionnant sur tout le terreau culturel qui a permis à ce disque incroyable de pousser. Croisant influences visuelles, faits documentés et bénéficiant de son amitié avec Springsteen, Zanes donne naissance à un nouveau format de texte sur la musique, tout simplement, sur lequel je ne peux que vous conseiller de vous ruer si vous lisez l’anglais. L’occasion était trop belle, après avoir programmé La Balade Sauvage, de lui envoyer quelques questions par mail pour parler de la place du film dans l’histoire culturelle américaine.

Vous rappelez-vous de la première fois que vous avez vu La Balade sauvage et ce que vous avez ressenti?

Ce sont Les Moissons du ciel de Terrence Malick (deuxième film du réalisateur sorti en 1978-ndr) qui m’ont mené à La Balade Sauvage. J’étais jeune quand je l’ai vu, pas encore tout à fait adolescent et je n’avais aucune idée de ce qu’était un triangle amoureux. Malgré cette expérience limitée, j’ai été saisi au plus profond de moi-même par le film. Le personnage joué par Sam Shepard, qui paraissait avoir une certaine dignité, une prestance, et, il faut le dire, de l’argent ne pouvait pas se mesurer à ce que possédait le personnage de Richard Gere. Celui-ci avait la jeunesse, la santé, le feu. La fragilité de l’homme plus âgé et la force vitale du plus jeune, avec une femme entre eux, m’est apparu comme une image archétypale des nombreux combats injustes imposés par la vie. J’ai eu l’impression que le film me prévenait des souffrances que j’allais subir dans les décennies à venir. Les Moissons du ciel et toute sa puissance m’ont préparé pour La Balade Sauvage, que j’ai vu ensuite à Boston. Je savais que ce film suivant allait m’éduquer d’une certaine façon. Et il l’a fait notamment sur la violence et sa place dans la vie de tous les jours.  

Comment placez-vous La Balade Sauvage dans l’histoire culturelle moderne de l’Amérique? 

Charles Starkweather, le tueur en série sur lequel se base La Balade Sauvage, était un anti-héros. Il n’était pas sexy. Il n’était pas intelligent. Ses seuls atouts étaient, en vérité, sa visibilité après les crimes commis, et ces crimes en eux-mêmes. C’était suffisant! Il a attiré l’attention de beaucoup de gens. Peter Jackson et Stephen King faisaient partie de ceux qui ont été attirés par l’histoire de Starkweather. C’était la première fois qu’une histoire comme celle-là était racontée à la télévision et ça nous a mis en face de l’idée que nous, en tant que spectateurs étions capables de romantiser des choses qui étaient en fait  bien peu romantiques. La Balade Sauvage, en tant que film, nous a exposé à cela d’une manière qui était, et oui, très romantique. Il a marqué l’émergence d’une nouvelle tradition d’anti-héros, et reste influent pour cette raison (et bien d’autres). 

Dans Deliver Me Nowhere, vous avez écrit avec beaucoup de passion sur l’influence de La Balade Sauvage sur Bruce Springsteen lors de l’écriture de Nebraska. Pouvez-vous nous en parler?

À l’époque où Springsteen a commencé à écrire les chansons qui allaient devenir Nebraska, il a vu La Balade Sauvage à la télévision. Le film est devenu pour lui une sorte d’obsession. Il s’est mis à lire ce qu’il trouvait sur les meurtres de Starkweather, tout en réfléchissant à l’aspect banal de la violence extrême qui donnait à ce récit toute sa puissance. Ce n’était pas la première fois qu’on écrivait sur un meurtre scandaleux dans la musique américaine, mais il faut bien dire que ce ça n’a jamais été le genre de sujets qui rentraient dans le Top 40 des meilleures ventes. Ce qui rend la situation plus intéressante, c’est que Springsteen a d’abord écrit un morceau appelé Starkweather, à propos du tueur, puis il a changé le titre en Nebraska et a écrit en tant que tueur. Le disque est rentré dans le Top 5 aux USA et ce mouvement audacieux de Springsteen a laissé sur beaucoup de gens une impression très forte. À cette occasion, il nous a prouvé qu’il était capable d’aller très loin en s’éloignant du confort de la musique mainstream. 

Pourquoi l’histoire de Charles Starkweather a-t-elle tant marqué les artistes? 

Certaines personnes, dont moi, croient que nous avons plus de violence en nous que nous voulons bien l’admettre. Voir une autre personne s’adonner à la violence qui se cache en eux peut être une forme de libération. On les montre du doigt, on s’étonne, on exprime notre dégoût…mais ils sont comme nous. Ou au moins, il existe certaines parties de nous qui ne se manifestent pas car elles touchent à certains interdits et certaines limites. Starkweather a marqué les esprits car il paraissait être allé très loin et en même temps il était proche de nous.   

La violence liée à l’usage des armes à feu, notamment par des hommes jeunes, est plus présente que jamais aux États-Unis aujourd’hui. Voyez-vous un changement politique possible à ce sujet?

Plus les gens sont directement en contact avec les effets de la violence des armes, plus ils seront aptes à accueillir un changement de législation à ce sujet. Mais c’est difficile d’être optimiste et de voir un vrai changement dans les années à venir. Le revolver reste un symbole puissant de la force. Pour ceux qui se sentent démunis dans notre pays (et ils sont nombreux), c’est bien souvent la manière la plus facile d’aller chercher une forme de pouvoir. Le changement? J’espère qu’il viendra. 

Le rock’n’ roll a toujours été fasciné par  le crime. Savez-vous pourquoi et partagez-vous cela?

Le rock’n’roll a une relation de longue date avec le défi, une position contre le pouvoir établi, l’abandon, la libération, tout ça. Graine de Violence (réalisé par Evan Hunter et dont le générique utilise le morceau Rock Around The Clock de Bill Haley, pierre fondatrice du rock’n’ roll-nda) est sorti la même année que Maybellene de Chuck Berry. Quand les crédits à l’ouverture apparaissent, on voit le rock’n’roll se connecter à la délinquance juvénile. Aussitôt que le rock’n’roll est né, il s’est retrouvé lié à la jeunesse et au crime et a été vu comme une menace. Et je ne crois pas que ça a ait été mauvais pour les ventes de disques. Moi-même j’ai cassé quelques trucs quand la musique était bonne, donc je me retrouve aussi dans cette association.   

Quels films ont été aussi influents que La Balade Sauvage selon vous?

Des tas. Pulp Fiction, Rebel Without A Cause, American Graffiti, Boyz N the Hood, Fast Times at Ridgemont High. Je pourrai continuer des heures…

Quels disques avez-vous apprécié récemment?

Et bien, j’écoute plutôt des choses anciennes. Mais j’ai beaucoup aimé le dernier album de T-Bone Burnett, The Other Side. L’écriture est magnifique. Who Will You Believe des Pernice Brothers contient une chanson du nom de  “I Don’t Need That Anymore,” un duo avec Neko Case, qui m’a mis une claque. Chuck Prophet est un des artistes plus stables et parfaits pour la route que je connaisse. Rogue Oliphant, le groupe de Paul Muldoon vaut le coup. Paul est un poète remarquable et il a réuni un groupe qui met merveilleusement en valeur ses mots. Faites moi confiance. Et si vous avez un doute, écoutez George Jones ou des vieux Stones. 

ADRIEN DURAND 

La Balade Sauvage de Terrence Malick sera donc projeté le 1er octobre au Cinéma Utopia à Bordeaux. 

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