Hanuman Books: la collection est un sport de riches

Il y a quelques années, après un article consacré à Discogs, j’avais envisagé d’écrire un papier sur les collectionneuses de disques. Je n’en avais croisé que très peu et je m’interrogeais sur le fait que la plupart des gens qui se levaient à cinq heures du matin pour partir sur des conventions aux Pays Bas ou des vide-greniers en Anjou en espérant trouver des galettes rares étaient pour la plupart des hommes. Cet article n’est jamais sorti (mon employeur de l’époque n’en a pas voulu) mais il m’a tout de même permis de m’interroger sur mon rapport personnel aux objets plus ou moins rares. J’ai déjà raconté quelque part comment j’ai dû un jour laisser ma collection de disques sur un trottoir avant de déménager mais tout ça ne m’a pas empêché par la suite de ressentir cette pulsion de rassembler des séries et d’accumuler des objets qui s’emboîtent pour les contempler. Quand on m’a parlé des Hanuman Books, mon premier sentiment a été incontrôlable: il me les fallait tous. 

Avant de vous expliquer pourquoi cette pulsion de collection a été rapidement remisée au placard de mes ambitions déçues, il faut vous expliquer un peu plus de quoi il s’agit. Les Hanuman Books forment une collection éditée entre 1986 et 1993 sous l’égide du Chelsea Hotel (si vous ne le connaissez pas, il y a un très chouette documentaire d’Abel Ferrara sur ce défunt haut lieu de la contre-culture et avant-garde new-yorkaise). Montée par le critique d’Art Raymond Foye et le peintre Francesco Clemente, cette maison d’édition avait pour ambition de donner une visibilité à des textes différents, jusque-boutistes et hors formats. Parlant de format justement, dans la droite lignée d’un néo-spiritualisme orientalisant qui infusait largement l’intelligentsia américaine depuis l’époque Beat, les deux associés décidèrent d’adopter le format des livres de prière hindou qu’ils avaient ramenés de voyage et de donner à leur collection le nom du Dieu singe.

Ces livres minuscules (à l’échelle d’une parution littéraire traditionnelle) mesuraient donc 6X10 cm (un livre de poche mesure 10x18cm pour référence, comme la célèbre collection du même nom). Autre particularité pas vraiment versée dans le calcul commercial, les livres étaient édités par box de six, deux fois par an (une à l’automne, une au printemps). Pour garder ce petit plus d’âme, ils étaient imprimés en Inde et assemblés par des pêcheurs et ouvriers locaux puis envoyés aux Etats-Unis. A ce sujet, il est intéressant de noter que deux livres ont été interceptés à l’époque de leurs fabrications par le comité de censure indien. En 1988, Fan Mail, Frank Letters and Crank Calls de Cookie Mueller fut interdit par les autorités indiennes à cause d’une photo de Priapus (le dieu romain de la fertilité, généralement représenté en pleine possession de ses moyens). Le Fuck Journal de Bob Flanagan fut aussi en partie détruit mais les éditeurs américains finirent par obtenir gain de cause et récupérèrent la majeure partie de leurs 20 000 livres restés coincés en Inde. Parfois, la quête d’authenticité des élites intellectuelles occidentales a ses limites. 

 

Le casting qui compose les sept années des Hanuman Books ressemble à un rêve éveillé et on peut y trouver des textes inédits de Bob Dylan, Willem de Kooning, Patti Smith, Eileen Myles, Richard Hell, Jack Kerouac, Gregory Corso et même notre Simone Weil nationale. Les couvertures sont ornées de photographies prises par Clemente et ensuite repeintes en Inde. Le résultat est, il faut bien l’avouer, assez superbe, en plus de probablement contenir des trésors de lettres. Le conditionnel ici n’est pas anodin car depuis qu’Hanuman Books s’est rangée des voitures en 1993, ces gemmes littéraires miniatures avoisinent pour la plupart les 300 dollars (pièce) en seconde main. 

Le prix n’est pas la seule raison qui m’a poussé à vider mon panier sur Abebooks avant de dépenser l’argent que je n’avais pas. En regardant ces couvertures et ces livres aussi petits qu’un sac un main Jacquemus, j’ai eu l’impression de comprendre ce qui avait fini par me débecter dans les avant-garde historiques. Tous ces artistes, nos idoles et modèles, se sont complus à créer ces petits objets luxueux, affirmant l’importance de l’Art (réelle) et la quête d’une autre voie (spirituelle, intellectuelle, physique) tout en baignant dans ce marasme mondain complètement déconnecté de la réalité. J’ai repensé au Bestiaire des bouquinistes de Aaron Cometbus et sa défense des livres à 50 cents. Et je me suis dit que je n’avais pas envie de tomber dans le panneau de la déification d’un objet tel que ces petits livres. J’aime toujours ouvrir mon exemplaire de Basketball Diaries acheté en cachette au Leclerc de mon enfance (car blindé de scènes de sexe) ou mes vieux Optic Nerve trouvés dans un comic book store américain il y a deux décennies. Je pense que je n’aurais aucun plaisir à manipuler un micro livre de prière écrit par un ancien héros punk. La pulsion de collection est un peu comme l’illusion de satiété que peut donner un Big Mac. Quelques minutes plus tard, on finit par crever la dalle et se sentir vide ou un peu triste.  Peut-être qu’un jour quelqu’un de bien intentionné mettra ces textes à la disposition de tout le monde. Ou peut-être qu’un collectionneur au pied du mur déposera les Hanuman Books devant ma porte comme je l’ai fait il y a quelques années avec ma collection de disques en bas d’un immeuble parisien. 

ADRIEN DURAND 

 

 

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