[Family Values part. 5] Big Blood: make America weird again

Cet article est le cinquième volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, je recevais dans ma boîte mail le message d’un musicien du New Jersey qui, par une erreur de référencement Bandcamp, pensait que mon projet musical solo évoluait dans la même zone géographique que le sien. S’en sont suivies de longues discussions musicales, de partages et collaborations sporadiques. Aujourd’hui, après des années d’errances entre plusieurs parties du monde et une lente détérioration de sa santé mentale, cette personne n’est « plus disponible sur Messenger ». Un des souvenirs les plus marquants qui me reste de nos échanges prend place un après-midi de mars 2015, alors qu’il me suggérait d’écouter The Wicked Hex de Big Blood. Il est vraiment difficile de décrire ce que j’ai ressenti après ma première écoute de l’album. Je suis retourné vers lui pour tenter de démêler mes pensées et je me suis retrouvé à lui écrire un long paragraphe incohérent rempli de tout ce qui m’était passé par la tête lors de ma découverte des morceaux, références, ambiances, associations d’idées. Il m’a simplement répondu « I’m glad you dig them, it’s so authentically sentimental ». Et c’était ça, il était inutile de me perdre dans des chemins de pensée tordus. 

J’ai écouté cet album par phases maniaques assez régulières depuis cette période. C’était un album hors des chronologies, ancré très fort dans ma tête au souvenir un peu flou d’une époque pas si lointaine, autant vaporeuse qu’effervescente. Il m’a fallu plusieurs années avant de sombrer dans l’histoire et la vaste discographie du groupe.

Big Blood est né sur les cendres de Cerberus Shoal, qui fût un acteur important de la scène underground de Portland dans le Maine jusqu’au milieu des années 2000. C’est au sein de cette entité avant-gardiste protéiforme composée d’artistes en tout genre vivant en communauté que se rencontrent Colleen Kinsella et Caleb Mulkerin. On ne trouve pas de date de dissolution précise, mais la sortie du dernier album du groupe coïncide avec la période où Colleen tombe enceinte. En 2006 naît donc leur fille, Quinnisa. Hormis une apparition dans le groupe éphémère Fire On Fire qui ne sort qu’un album, The Orchard, sur Young God Records (le label de Michael Gira, ils collaboreront d’ailleurs plus tard avec Gira sur le morceau The Seer Returns du deuxième album de la nouvelle mouture des Swans), Caleb et Colleen se concentrent par soucis logistiques sur leur nouveau projet en duo, Big Blood. 

15 ans après, Big Blood a sorti plus de 25 albums. Leur musique, souvent indescriptible mais reconnaissable dès les premières notes, oscille entre un minimalisme cathartique et une mélancolie spectrale, le tout baigné dans une constante lumière. Entre drone, fuzz folk, basses répétitives, envolées mélodiques et sonorités électroniques expérimentales, les morceaux sont portés par la voix particulière de Colleen, sorte de Kate Bush psychédélique et punk, et par le travail particulier du son effectué par Caleb.

Selon les propres mots de Colleen, chaque album est comme une photo, un marqueur du temps qu’ils passent à vieillir ensemble. Leur album Dark Country Magic, sorti en 2010, compte la première participation de leur fille au projet, une brève et drôle histoire enfantine appelée Moo-Hoo. A partir de là, Quinnisa occupera une part de plus en plus importante dans le groupe, d’abord sur scène, puis en jouant et chantant sur certains enregistrements, jusqu’à enfin intégrer ses propres morceaux au répertoire. Et en effet, un peu comme devant un vieil album de photo de familles, on l’entend grandir, sa voix change de celle d’enfant à celle d’adolescente. Ses premières compositions se retrouvent sur l’album aux tonalités bubblegum pop Do You Wanna Have A Skeleton Dream et à l’image du morceau Insecure Kids s’intéressent à des thématiques qui lui sont propres. 

Le son unique de Big Blood est autant dû aux méthodes d’enregistrements que Caleb à mises au point qu’à leur approche collective et familiale de la musique. Un sentiment de liberté se dégage de la musique du groupe, et en plus d’une grande connexion émotionnelle, on y décèle également une grande rigueur artistique dont découle l’alchimie qui les définit. Les trois membres passent leur temps à jouer ensemble, à écouter beaucoup de musique, à lire, à bidouiller et à s’amuser avec tous les instruments et les outils de création qui leur tombent sous la main. La maison qu’ils occupent depuis 1996 est le terrain de jeu de toutes leurs expérimentations, à tel point qu’ils la considèrent comme le quatrième membre fantôme du groupe. L’immense studio construit par Caleb au premier étage est relié à toutes les pièces de sorte qu’ils puissent jouer et enregistrer n’importe où. Il ne se passe pas un jour -ou plutôt une nuit- sans qu’ils ne se retrouvent, ne serait-ce qu’un tout petit peu, pour faire de la musique. Ces expériences communes créent un lien émotionnel qui cimente toute leur discographie. 

 

De manière plus globale, ce lien s’étend aux autres domaines de leur vie, à leur approche de l’art et à leur volonté de créer. Dans une interview pour le podcast Auticulture, Colleen parle de la synesthésie de Caleb, de comment il voit les couleurs à travers le son et de la façon dont il enregistre et mixe leurs morceaux comme s’il peignait. Colleen, elle-même peintre, signe toutes leurs pochettes d’albums. Ses œuvres, qui nous apparaissent comme autant de fragments d’un esprit multiple, les ponts entre les différents pôles d’une mémoire collective, sont un mélange de peintures, de photos, de collages et de dessins naïfs. Leur pratique de la peinture et de la musique sont intimement liées (« music is visual and visceral ») et l’une comme l’autre sont empreintes d’autoréférences et d’un grand nombre de spectres présents ou passés, sources d’inspirations, hommages. On croise ainsi chez Big Blood les chemins d’Ursula Le Guin, de Bell Hooks, Octavia Butler, Ma’Khia Bryant, Fred Cole ou encore de Diane Di Prima.

La dévotion dont ils font part envers la création artistique et l’amour qu’ils se portent les uns aux autres ont fait de Big Blood une entité à part dans le domaine de la musique. Ce lien qui les unit dépasse celui du sang, c’est un marqueur du temps. Leur univers m’apparait intemporel, dépassé et avant-gardiste à la fois. Il est hanté par des voix et des images indistinctes, des prières politiques ou des private jokes. Et pourtant je ne peux m’empêcher de penser qu’il pourrait s’agir de la base d’un avenir solide, où la communauté prendrait le pas sur un individualisme égoïste et égocentré. Une légère fluctuation de lumière dans un épais brouillard, qui n’aurait d’autre but que de nous avertir, de nous rassurer, « transmettez votre message, tout n’est pas perdu ». Un message à l’image du dernier morceau sur le dernier album paru au moment où j’écris ces mots : We are endless

TREVOR REVEUR

 

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