Souvenirs de Shelley Duvall

« Il n’y a pas de figure de précurseurs ou d’influences qui aideraient à expliquer le jeu de Shelley Duvall ; elle ne semble rien devoir à personne. C’est une originale qui a sa propre – et très nette – façon de faire les choses – une simplicité qui n’est pas gâchée par la technique d’acteur conventionnelle, mais qu’elle a maintenant adaptée à un large éventail de personnages… » (Kael, “The Funnies,” The New Yorker, January 5, 1981)

Rare, précieuse et incomparable, Shelley Duvall, plus que des rôles dans des films, ce sont des apparitions.

Photogénique comme personne, aussi captivante qu’attendrissante, au-dessus des styles et des modes, parfaitement contre-culturelle et imperméable à la cruauté du monde, image de la magie dans toute sa plus profonde vulnérabilité, dans l’univers ultra-compétitif et cruel du cinéma américain, Shelley Duvall est, pour l’éternité, semblable à une licorne.

Figure consubstantielle du Nouvel Hollywood (elle est l’actrice fétiche de Robert Altman) et de son déclin, Shelley Duvall est l’incarnation même de ces acteurs qui ne semblent interpréter que des variations d’eux-mêmes, des rôles en forme de doubles qui agissent comme autant de touches ajoutées à la peinture de l’autoportrait que compose leur filmographie. Quelque peu lunaire et indolent, parfois traversé par des abîmes de tristesse et d’angoisse, et surtout caractérisé par une exceptionnelle gentillesse, quelques soupçons de candeur et une douce folie, le personnage Duvallien est, pour l’imaginaire cinématographique, d’une extravagance naturelle que ne contrarie aucun artifice et qui est pure puissance d’enchantement.

Et c’est précisément pour cette façon de se percher au-dessus des autres afin de laisser affleurer à la surface de ses personnages sa personnalité profonde, tout ce que son cœur a de bon et de fragile, de s’exposer avec autant d’innocence au sein même de la grande Babylone moderne, que l’actrice inspire toute la bénévolence du monde. Licorne parmi les loups, le spectateur s’inquiète forcément – il ne faudrait pas que l’on profite d’elle – qu’on l’abîme.

De fait, quoi qu’il puisse faire, un visage qui exprime autant d’amabilité, est toujours plus ou moins suspect. Inévitablement, on finit par le faire souffrir, on le moque, on l’écarte en faisant semblant de vouloir le ramener. Pestiféré, on lui fait un sort de cochon, alors que comme dit l’actrice « Les cochons ne sont pas si sales. Ce sont des petites créatures étranges et intelligentes. Ils ont juste besoin d’amour. »– Shelley Duvall, licorne ou cochon, même combat : sanctuaire de beauté intérieur et d’amour, anomalie dans un monde de brutes.

 

1970 / BREWSTER MCCLOUD de Robert Altman

Shelley Duvall, cinématographiquement, est née sous le signe de cette fable ornithologique délirante (un des films favoris de Leonard Cohen) qui commence comme un Tex Avery et finit comme un Fellini. Altman qui sort du succès public et critique de M*A*S*H peut faire ce qu’il veut, et force est de constater qu’il ne se prive pas. Comment imaginer de début plus adapté pour l’actrice que cet objet burlesque et bariolé ? De tous les formidables oiseaux rares qui occupent le film, Suzanne Davis est de loin le plus exotique. C’est d’ailleurs ce que raconte la légende : trois techniciens du film rencontrent Duvall – dans une soirée organisée par elle en l’honneur de son mari d’alors, le (mauvais) peintre Bernard Sampson (il s’agit de vendre ses tableaux) – et sont immédiatement conquis par l’allure et l’enthousiasme insolites de la jeune femme. « Elle changeait constamment de coiffure, d’apparence. Elle portait des Boots Go-Go blanches, une coupe de pageboy à une époque, du tie-dye et des choses fluides à une autre… Et elle arborait d’énormes faux cils ; ils ressemblaient à des papillons sur ses yeux. » (Stewart Duvall, le frère de Shelley – “ From Idol to Obscurity: The Full Life Story of Shelley Duvall ”, Nostalgic Reads.com)  Excentrique, romantique et dotée, malgré les apparences, d’un profond sens moral, si le personnage de Suzanne Davis, guide de l’Astrodome de Houston dans lequel se passe une bonne partie du film, n’a d’yeux que pour le héros (l’étrange Brewster McCloud, cet Icare d’un genre nouveau), le spectateur ne voit que les siens ; une façon bien à elle de se maquiller, les cils – façon Twiggy mais dans un mode encore plus expressif – immenses, en rayons lunaires qui annoncent les manières de licorne enchanteresse du type Duvallien. 

 

1977 / THREE WOMEN de Robert Altman

Dans ce chef d’œuvre – rêvé par son réalisateur et développé au fil du tournage avec ses actrices – qui voit les monstres patriarcaux d’une sorte de Love-Ness (les piscines du film) ébranler la vie psychique de trois femmes, les histoires que l’on fait, celles qu’on raconte et celles qu’on se raconte, sont toutes envisagées sur le même plan.  

Avec son débit mécanique et dévitalisé, Millie Lamoureux/Shelley Duvall a choisi de se la raconter. C’est toute une avalanche de « moi je » d’une rare superficialité. Il suffit que quelqu’un apparaisse et, invariablement, c’est le même numéro. Millie est incapable de se retenir. Sans véritables égards pour son auditoire (les yeux dans le vague on a l’impression qu’elle ne s’adresse jamais à personne en particulier), il faut qu’elle y aille de son lifestyle conforme à toutes les injonctions de toutes les modes, de ses barbecues dingues avec ses voisins et de ses amours hallucinants plein d’amants salivants. Millie déroule tellement qu’elle ne se rend compte de rien : personne – et c’est bien le plus pathétique – ne l’écoute. A l’exception de Pinky, sa nouvelle roommate fascinée, le monde entier l’ignore parfaitement.

L’étrangeté Duvallienne, avec Millie, n’a pas disparu. Seulement, elle s’exerce selon les termes d’un autre registre. La douce folie devient maladie, vide vertigineux ; et l’actrice bouleversante. 

C’est sans conteste son plus beau rôle (elle partagera le prix d’interprétation à Cannes avec sa partenaire, Sissy Spacek). A  rebours des différentes figures marginales et merveilleuses qui ont fait le succès de l’actrice, Millie tire son excentricité de son obsession morbide et solitaire de la superficialité. On assiste alors, au fil des multiples drames qu’elle va traverser, au miracle d’une personnalité qui s’incarne, se fait devant nos yeux: une personnalité en mouvement allégorique.

 

 

1980 / POPEYE de Robert Altman

Il n’existe pas un rôle qu’a joué l’actrice dans lequel elle ne paraisse pas, a posteriori, comme le choix de casting le plus évident. Madame Popeye, Olive Oyl, n’échappe pas à cette règle – et puis quand on a déjà des papillons à la place des yeux, comment ne pas être prédestiné au monde merveilleux du cartoon. Le célèbre personnage permet à l’actrice de démontrer, dans la lignée de son interprétation dans Brewster McCloud,  qu’elle n’est pas qu’un regard expressif et un visage lunaire. Sa façon d’utiliser son corps, de tanguer, vriller et virevolter, dans Popeye, trahit la maîtrise totale d’une véritable science chorégraphique. Toutes les scènes qu’elle partage avec Robin Williams, (tout aussi merveilleux qu’elle) ont des airs de tango que danseraient Tom et Jerry . S’il y a bien une chose à retenir avant toutes les autres dans ce réjouissant bordel qui transpire le charme des grandes œuvres ratées, c’est bien le spectacle de ces deux acteurs (celui qui fait une bonne partie de l’intérêt du film). 

 

1980 / TIME BANDITS de Terry Gilliam

Inévitablement. 

C’était écrit: les Monty Python et Shelley Duvall devaient se rencontrer et entrer en collision – le mariage anglo-texan de deux fantaisies incomparables. Dans un rôle en forme de running joke (la moitié d’un couple sans cesse dérangé au pire moment par les nains voyageurs du temps), entre Popeye et Brewster McCloud et à différentes époques, Shelley Duvall est somptueusement drôle. En mettant son propre sens du merveilleux au service de celui de Gilliam (et comme elle l’avait fait auparavant dans Saturday Night Live), elle parvient à esquiver tous les problèmes d’harmonie dans lesquels sombrent souvent les acteurs qui s’essayent à la comédie et se confrontent aux univers des autres. 

 

 

1980 / SHINING de Stanley Kubrick

La chambre 237, les jumelles, le tricycle qui passe du parquet au tapis, l’ascenseur qui déverse du sang, la tête ravagée par le rictus du mal de Nicholson au travers de la porte défoncée – ah ça on l’aura fait l’article de Shining. Rien ne manque à l’appel, pas le moindre détail, pour signifier la terreur, se rappeler l’effroi, le documenter sinon, toujours, Shelley Duvall. C’est-à-dire le visage qui la reçoit. Sans Shelley Duvall pour essuyer l’horreur du film, celle-ci, incomplète, fragmentaire, ne serait pas intelligible. 

On connaît les anecdotes de tournage, les quelques scènes du making of au sujet de la cruauté perverse de Kubrick envers Shelley Duvall, les plus de 130 prises enchaînées, jusqu’à la lie, jusqu’à l’exaspération finale – notamment pour le fameux “ laisse moi finir ma phrase, j’ai dit que je ne te ferai aucun mal … je vais juste t’exploser la gueule ! ”. Shelley Duvall donne forme à l’effroi. C’est le visage de la gentillesse qu’on saccage pour produire le contraste le plus spectaculaire, le merveilleux qu’on torture pour y laisser la trace de toute l’épouvante de la situation. 

“ Au bout d’un moment, ton corps se rebelle. Il dit : ‘arrête de me faire ça. Je ne veux pas pleurer tous les jours.’ Et parfois, cette seule pensée me faisait pleurer. Se réveiller un lundi matin, si tôt, et se rendre compte qu’il fallait pleurer toute la journée parce que c’était prévu – je commençais juste à pleurer. Je me disais : ‘Oh non, je ne peux pas, je ne peux pas’. Et pourtant je l’ai fait. Je ne sais pas comment j’ai fait. Jack m’a dit ça aussi. Il a dit : ‘Je ne sais pas comment tu fais’. ” (Seth Ambramovitch, “ Searching for Shelley Duvall : The Reclusive Icon on Fleeing Hollywood and the Scars of Making ‘The Shining’”, The Hollywood Reporter.)

L’actrice s’est sacrifiée. Et le monde préfère oublier. 

Cérémonie rituelle babylonienne : le sacrifice de la licorne.

 

 

1984 FRANKENWEENIE de Tim Burton

Des yeux aussi grands devaient forcément s’attarder devant la caméra de Tim Burton. Et puis, comment, dans cette histoire de chien que son petit maître ressuscite, imaginer de meilleure, de plus gentille et plus compréhensive maman ?

 

 

1985-1986 / SHELLEY DUVALL’S Faerie Tale Theatre & TALL TALES AND LEGENDS de Shelley Duvall

Créés, produits, présentés et joués occasionnellement par Shelley Duvall (et d’autres projets sur le même format suivront) 36 épisodes pour 36 contes du folklore Occidental ; des tableaux de Dulac, Klimt et Dürer ; des épisodes réalisés par Francis Ford Coppola ou Tim Burton, mettant en scène Mick Jagger, Frank Zappa ou Susan Sarandon et Jeff Bridges – le merveilleux dans toute sa splendeur. Voilà assurément le climax personnel de la carrière de Shelley Duvall.

“Quand j’ai eu 18 ans, j’ai senti que j’avais grandi. Puis, quand j’ai eu 21 ans, je me suis dit : ‘et ben, tu n’étais qu’une gamine à l’époque ; maintenant j’ai grandi’. La même chose s’est produite quand j’avais 27 ans. Ce n’est qu’au début de la trentaine que j’ai réalisé que c’était un objectif futile. Vous n’êtes jamais adulte. Nous sommes tous confrontés aux mêmes espoirs, aux mêmes peurs, aux mêmes rêves que nous avions quand nous étions enfants.”

 

 

2016 / DOCTOR PHIL INTERVIEW

“ Cher Dr. Phil,

Vous donnez Shelley Duvall ‘en spectacle’ alors qu’elle souffre d’un état de santé pitoyable. Incontestablement, il s’agit là d’un pur exemple de divertissement sinistre et abusif – c’est épouvantablement cruel. Shelley Duvall était une star de cinéma… quelle que soit la dignité qu’une simple et malheureuse créature pourrait espérer dans ce monde, en la montrant de cette façon, vous la lui refusez. 

Je reste complètement écœurée. J’espère que d’autres se joindront à moi pour boycotter votre conception d’un divertissement absolument sans cœur, car rien de ce que vous faites n’a à voir avec la guérison et la compassion. 

Sincèrement dégoûtée,

Vivian Kubrick. ”

(Twitter, le 17 novembre 2016.)

 

2021 / HOLLYWOOD REPORTER INTERVIEW de Seth Abramovitch

Shelley Duvall organise la rencontre dans le désert. Elle reste dans sa voiture la vitre à moitié fermée (on est alors en plein confinement). La prise de nouvelles est faite avec davantage de délicatesse. La journaliste lui fait évoquer sa carrière, Kubrick, Dr. Phil. Shelley Duvall, à sa façon, va bien. On apprend que des fans l’entourent et l’aident – quand il ne s’agit pas de l’entretenir. Il n’est plus question, comme chez l’ignoble Dr. Phil, de Robin Williams toujours vivant et devenu métamorphe et du shérif de Nottingham qui la menacerait. L’entretien est fidèle à l’idée qu’on se fait de sa personne, marginale, bonne et candide et du déclin que l’on imagine forcément. Le principal étant qu’elle se dise épanouie et heureuse. Son sourire n’a pas bougé – et c’est bien, par delà la pitié télévisée et intéressée, le plus important. Et en même temps, après le malheureux épisode Phil, comment ne pas se demander si être étiqueté fou ou malade par un milieu aussi pervers, décadent, déraisonnable et dérangé  que celui du cinéma babylono-californien ne serait pas un gage de parfait équilibre psychique.

“Je traînais avec les personnes les plus sophistiquées et les plus glamour. . . mais je me sentais perdue, ennuyée, déprimée, comme Alice au pays des merveilles, même si ce n’était pas, comme Alice finit par le comprendre, un pays des merveilles si merveilleux que ça. ”(note : Michele Kort, “ Shelley Duvall Grows Up : There’s a Lot of the Kid Left in the Tenacious Producer Who Put Cable on the Map and Breathed New Life into Children’s TV ”, Los Angeles Time, 1991)

 

ARTHUR-LOUIS CINGUALTE

Cet article est paru dans le numéro 10 du zine papier Le Gospel, désormais épuisé.

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