La petite boutique des horreurs de Crispin Glover, le Joker de la culture pop

En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé  » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.

L’excentricité est une denrée de plus en plus rare, il faut bien se l’avouer. Syndrome d’une époque qui va à la simplification des propos ou frilosité des artistes plus précaires que jamais et apeurés à l’idée d’être mis de côté par le public et le business? Quoiqu’il en soit, pour un Ariel Pink ou un Dean Blunt combien de Dua Lipa ou Kevin Parker ?

Si nous n’étiez pas adepte du comic con dans le monde d‘avant, le nom de Crispin Glover ne risque pas de vous dire grand chose. Son visage davantage, peut-être. Cet acteur américain, né dans les années 60, est surtout connu pour son rôle de George McFly dans Retour vers le futur, trilogie ô combien culte de la génération X. Membre de la confrérie infinie des “dans quoi je l’ai vu cet acteur déjà?”, Glover s’est fait avec le temps un spécialiste des rôles d’excentriques ou d’outcasts dans des productions à plus ou moins gros budgets. Des rôles taillés à la mesure de cet artiste total qui s’exprime depuis le début de sa carrière dans des domaines variés, allant du cinéma donc, à l’écriture ou la musique. 

Glover vs Letterman

En 1987, Crispin Glover est invité chez le roi de la télé américaine David Letterman pour parler d’un nouveau film dans lequel il joue, River’s Edge, aux côtés de Keanu Reeves et Dennis Hopper. Il est difficile de comprendre pourquoi c’est ce second couteau qui est invité à jouer au jeu de la promo dans une des émissions américaines les plus populaires. L’explication est peut-être à trouver (avec un brin de paranoïa) dans la séquence qui en découle. 

Glover arrive sur le plateau dans la peau du personnage d’un autre film qu’il vient de finir Rubin & Ed. Comme façon de brouiller les pistes, il n’y a pas mieux. Perruque et platform shoes, l’acteur est moqué par le public et le présentateur et commence à vriller dans une scène qui rappellera à certains d’entre vous le récent Joker campé par Joaquin Phoenix. Vexé, celui qui se décrit comme “une star de cinéma” entreprend de faire une démonstration de kung fu et passe à quelques centimètres du visage d’un Letterman, visiblement un peu dépassé, qui finit par quitter le plateau. Cela eut pour effet de tuer la sortie du film (repoussée jusqu’en 1991, alors que les réalisateurs espéraient surfer sur le succès de Retour vers le futur) et d’entretenir la légende underground de Glover. Celui-ci refusa toujours de répondre clairement sur ses intentions et la possible mise en scène de cette séquence (si Letterman était complice, il a visiblement été pris à son propre jeu). En 2014, interrogé par un journaliste du site Nerdist sur cette anecdote, il répondait: “ça me rappelle une citation de Cary Grant qui disait ‘Tout le monde veut être Cary Grant, même si je veux être Cary Grant’. Tout le monde a une personnalité, qui est différente dans la vie privée ou publique.” 

Nous voilà bien avancés.

Malaise punk

Crispin Glover, pour peu qu’on gratte un peu, est un personnage assez fascinant, dont l’excentricité contenue des rôles mainstream qu’on lui confie s’exprime véritablement dans ses projets personnels en formes de suicides commerciaux.  Il est ainsi l’auteur d’une vingtaine de livres qui naviguent entre une approche obsessive presque autistique, la littérature punk et le syndrome de Diogène  (ou syndrome du désordre compulsif, qui empêche ceux qui en souffrent de jeter quoi que ce soit.)  . On citera par exemple le projet Rat Catching, oeuvre très étrange (et brut) de ré-interprétation d’un manuel de santé publique écrit en 1896 pour apprendre aux jeunes étudiants anglais à combattre la vermine. En dessinant, soulignant et commentant de manière surréaliste certains passages, Glover crée une oeuvre assez symptomatique de son approche créative, un pied dans la réalité la plus triviale, un autre dans une sorte de reflet monstrueux qui ouvre la porte des ténèbres (brrr).

Personnage loufoque et iconoclaste par excellence, Glover s’est aussi bien entendu essayé à la musique. Ici on mettra cependant de côté tout ce qu’on sait sur les acteurs musiciens (vous vous rappelez du groupe goth rock de Ryan Gosling vous?). The Big Problem ≠ The Solution. The Solution = Let It Be, sorti en 1988 sur son propre label, est un des albums les plus chelous de l’histoire. Composés de tout un tas de fragments étranges, ce disque ressemble à une balade dans le cerveau dérangé de son auteur. On y passe ainsi d’extraits en spoken words de Rat Catching, à des pop songs qui évoquent un They Might Be Giants sataniste , du rap metal cheap ou des reprises complètement tarées de Lee Hazlewood et Charles Manson. 

Ce projet sonne, il faut bien le dire, comme un gigantesque hoax (Weird Al Yankovic joue un solo d’accordéon sur un morceau). Mais ce qui le sauve du ridicule c’est cette approche absurde poussée volontairement vers l’inconfort du récepteur. Une sorte d’humour pince sans rire retourné par Glover contre l’obligation de normalité et les conventions de la culture populaire. Le malaise devient ici une forme de rébellion punk, que l’on pourrait ranger entre les pogos scatophiles de GG Allin et la pop tournée en ridicule par Ween. A noter que ce disque était une partie d’un plus grand projet “multimédia” et que Glover tourna un moment avec ses morceaux et des bribes de lectures de son livre sur les rats. Il avait même mis en place un numéro de téléphone (actif entre 1988 et 2007) pour que les auditeurs du disque puissent appeler et révéler quel était selon eux le “big problem” du titre. Il faut saluer la créativité.

La métaphore du rat

Dans Willard, (sorti en 2003 et ré-interprétation du film du même nom de 1971),  un des ses rares premiers rôles commerciaux, Crispin Glover interprète une fois de plus un personnage de souffre douleur, martyrisé à la fois par sa mère (dans un lointain parallèle avec le personnage de Psycho, qui ne serait pas passé à l’acte) et son patron. Soit l’existence torturée d’un inadapté qui passe à côté de sa vie, comme dans les visions cauchemardesques de Marty McFly qui a toujours peur d’être un raté ou une “mauviette”. 

Dans ce film (où l’on aperçoit quelques pages du Rat Catching en ouverture), Glover trouve des alliés de choix dans les rats qui habitent le sous sol d’une maison familiale décrépie, autrefois manoir symbole de la réussite de son père. On pensera évidemment au jour de flûte de Hammelin (dont le titre original est Der Rattenfänger von Hameln, soit L’Attrapeur de rats) qui met en scène un musicien venu dératiser une ville grâce à son instrument magique. Arnaqué par les habitants de la bourgade une fois sa mission accomplie, il reviendra se venger et enlever leurs enfants. Le rat, symbole gothique par excellence, qui vit sous nos pieds sans qu’on le soupçonne et dont le potentiel de nuisance reste extrême, est une métaphore de l’inadaptation et de la différence qui provoque peur et dégoût chez les gens qui s’estiment “normaux”, toujours prompts à chercher à prendre l’ascendant sur les plus faibles. 

Toute l’oeuvre (pléthorique) de Glover tourne autour d’un combat pour ce droit à l’étrange et une certaine fragilité. Cette dernière se retrouve dans de nombreux rôles (dont Willard) où les personnages créés par Glover se retrouve torturés par ceux qui n’acceptent pas qu’on puisse remettre en cause leur vision du monde et les fondations de leur existence. Finalement qu’il restaure un château tchèque, qu’il prenne 10 ans pour réaliser un film sur la vie sexuelle imaginaire d’un homme atteint de paralysie mentale ou qu’il fasse de la musique, Glover exprime une vision différente de l’excentricité, dont on se gardera bien de questionner la véracité. Il reste si peu de corpus d’oeuvres aussi étranges dans la culture pop contemporaine pour que l’on ne puisse que regarder fasciné cet entre monde qui semble exister à la croisée d’American Graffiti et  des peintures de Bosch. 

ADRIEN DURAND

Merci à Arthur Louis pour la discussion sur le sujet. 

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