Au moment où j’envoyais mes questions à Maxime Delcourt, auteur d’un livre récemment paru sur Timbaland et les Neptunes, une déclaration d’un de leurs anciens protégés faisait le tour du monde. Probablement poussé aux fesses par le retentissement autour du documentaire du New York Times Framing Britney Spears, Justin Timberlake faisait son mea culpa, s’excusant auprès de son ancienne amante, d’avoir largement joué le jeu des médias et de l’avoir chargé lors de leur séparation pour se hisser au sommet des classements. Une façon de rappeler que la famille historique du R&B commercial américain a de sacrés fantômes dans les placards et que l’industrie musicale a plus que jamais besoin de travailler sur les questions d’égalité et de justice.
Neptunes et Timbaland: les beatmakers qui ont révolutionné la pop music (Editions Le Mot et le Reste) ne ment pas sur la marchandise. C’est un voyage plaisant dans les vies et oeuvres de Pharrell Williams, Chad Hugo, Timbaland et leurs nombreux collaborateurs, recentré sur la musique (le livre alterne chroniques de disques et récits biographiques). Si on regrette parfois qu’il élude les questions sociétales et les mutations des époques traversées par les musiciens , ce panorama est tout de même l’occasion de se rappeler avec quelle facilité créative ces artistes surdoués ont pu faire éclore des formes musicales passionnantes et affranchies des codes existants de la pop dans le circuit commercial. Des visions qui se sont essoufflées avec le temps (et le succès) mais dont on n’a pas fini de ressentir l’onde de choc. J’ai posé quelques questions à Maxime, dont vous pouvez par ailleurs lire l’excellente plume dans un paquet de médias (Inrocks, New Noise, I-D entre autres).
La porte d’entrée du livre c’est la situation géographique des Neptunes et Timbaland. Pourquoi ce choix ?
Les Neptunes et Timbaland étant tous les trois originaires de Virginia Beach, je me suis tout de suite dit que ça pourrait être l’occasion de raconter un peu l’histoire de cette ville et, plus largement, de cet État, d’expliquer pourquoi il ne s’y était jamais rien passé d’excitant avant l’émergence de ces trois producteurs. C’est quand même assez fou de se dire que Pharrell, Chad Hugo et Timbaland se connaissent depuis l’adolescence, qu’ils ont eu un groupe commun, qu’ils trainaient avec d’autres artistes locaux (The Clipse pour les Neptunes, Missy Elliott pour Timbo) et qu’ils ont finalement connu une évolution similaire : en travaillant d’abord avec des artistes issus du R&B et du hip-hop dans les années 1990, avant de s’ouvrir à la pop et au rock au cours des décennies suivantes. Clairement, ils ont mis Virginia Beach sur la carte du hip-hop (mais pas que), et ça me semblait important de le signifier.
Tu évoques une période vraiment clef (je trouve), celle où avant l’arrivée d’Internet et l’explosion des chapelles musicales, des producteurs vont réconcilier plusieurs styles, cultures et communautés. Est-ce que tu penses que ça a été la grande force des Neptunes (et N.E.R.D.) et Timbaland de rapprocher finalement les Noirs et les Blancs au travers de la musique?
Davantage que les Neptunes et Timbaland, je dirais que ce sont les N.E.R.D. qui ont grandement contribué à ce rapprochement. Ça ne s’est pas fait sans de vives critiques, mais chacun des albums de ce trio est vraiment une tentative de tout mélanger, de tout créer dans un même geste : on y entend aussi bien l’influence des Red Hot que des Beastie Boys, de Steely Dan que du R&B. Et ce qui est marrant, par ailleurs, c’est que Pharrell chante des choses semblables à n’importe quel gangsta-rappeur de l’époque (en gros, ça parle de cul, de façon assez crue), mais l’enrobage musical fait que ça passe beaucoup mieux à l’oreille. Au moment où sort In Search Of…, en 2001, c’était très audacieux parce que peu d’artistes osaient de tels croisements, et c’est sans doute ce qui explique l’influence de N.E.R.D. aujourd’hui. Après, ce rapprochement entre auditeurs d’origines différentes s’explique peut-être aussi de par le métissage de Pharrell et Chad Hugo. À l’école, Pharrell se faisait surnommer « Oreo », on lui disait qu’il avait des goûts de Blanc pour un Noir. Il était donc bien placé pour favoriser ces allers-retours entre différentes cultures, et l’arrivée d’Internet, l’ouverture que cela a permis, a clairement encouragé ce genre de tentatives par la suite.
Est-ce qu’on peut mettre en perspective ce moment où la pop devient hyper expérimentale, un peu folle et l’effondrement de l’industrie musicale (comme si les musiciens avaient profité d’une sorte de flou ou du fait que les pontes regardaient ailleurs?)
Il y a un peu de ça, c’est sûr. Le début et le mitan des années 2000 sont des périodes où on voit surgir un tas de projet très audacieux dans les bacs, et qui, pourtant, touchent le grand public. Parce que la radio ose leur accorder une place sur les ondes. Parce que certains directeurs artistes n’hésitent pas à prendre des risques. Et parce que des morceaux produits par les Neptunes et Timbaland, aussi étranges soient-ils parfois dans leur construction, ont prouvé qu’ils pouvaient être perçus par le grand public comme des tubes à part entière. Il faut quand même se rendre compte que le refrain de Work It de Missy Elliott, pourtant mythique, est né d’une erreur de manipulation, que Kelis hurle « je te hais tellement » dans le refrain de son tout premier single, que Drop It Like It’s Hot de Snoop est construit autour d’un beat minimal et d’un bruit de bombe aérosol : autant d’éléments qui, à d’autres époques, auraient pu effrayer les radios. Pourtant, à chaque fois, ces titres sont devenus de vrais succès populaires, ce qui prouve bien qu’un tube peut être avant-gardiste dans sa forme.
Après, je tiens tout de même à préciser que les Neptunes et Timbaland ont su surfer sur des tendances, se les approprier pour mieux les réinventer, ce qui leur a permis de toucher une telle audience, là où des producteurs comme J Dilla, qui ont également leur mot à dire en termes de créativité, sont restés confinés dans des sphères plus underground malgré leur influence. Il n’y avait pas non plus de la place pour tout le monde au sommet des charts.
Il y a beaucoup d’histoires de femme dans cette époque (Missy Elliott, Aaliyah, Kelis). Comment juges-tu avec le recul les rapports entre ces artistes et leurs producteurs masculins? As tu une forme d’explication au fait qu’on n’a pas encore vu éclore dans la musique rap et R&B une productrice emblématique (à la différence de la musique électronique par exemple plus en avance sur cet aspect)?
Comme beaucoup d’autres musiques, le hip-hop a longtemps été un genre très viril, très masculin. Il y a peut-être quelque chose d’intimidant pour une femme de s’essayer à la production sachant qu’il y a peu d’exemples sur lesquels s’appuyer, je ne sais pas, je ne veux pas avoir l’air de penser à leur place. Ce qui est sûr, c’est que l’on a vu ces dernières dernières quelques artistes se mettre à la production, et parvenir à séduire. Je pense à WondaGurl, mais aussi à Syd (The Internet) qui produit de temps à autres. Mais pour en revenir à Timbaland et les Neptunes, l’idée n’a jamais été pour eux de se servir des femmes comme de vulgaires muses. Quand il travaille avec Missy, Timbo n’est pas le maitre à penser, il s’adapte aux directives de son artiste. Quand il collabore avec Aaliyah, cette dernière n’hésite pas à lui faire comprendre quand elle n’est pas à l’aise sur une prod’. Pareil avec Kelis, qui, dès son premier album, fait comprendre aux Neptunes ce qu’elle souhaite, quels thèmes elle souhaite aborder, la folie qu’elle aimerait transmettre à travers ses morceaux. Il ne s’agit pas pour eux d’infuser leur univers dans celui d’un autre, même si c’est parfois le cas, mais bien de collaborer avec un ou une artiste, et de tout faire pour l’amener vers d’autres sphères.
Il y a une course permanente dans la carrière de Timbaland entre être futuriste, regarder vers l’avant et essayer de devenir une référence (il a toujours peur de se faire piquer son “son” tout en rêvant d’écrire son Thriller). On sent les Neptunes moins concernés peut-être par ces questions, plus sûrs d’eux ?
Quand on s’intéresse à l’enfance de ces trois producteurs, on se rend compte que Timbaland a toujours été moins confiant quant à la qualité de ses propositions. Il doute souvent, s‘appuie beaucoup sur Missy Elliott (il a d’ailleurs répété régulièrement que c’est elle qui a tout fait pour le motiver à produire toujours plus) et pense même carrément arrêter la production après son expérience aux côtés de Devante Swing, qui l’exploite et ne lui crédite pas les morceaux dont il est le producteur. Les Neptunes, eux, ont très vite assumé le fait d’être en décalage avec leur époque : au lycée, Pharrell n’hésite pas à porter des vêtements de fille, des t-shirts de groupes de rock, etc. Pareil, plus tard, avec N.E.R.D. : on parle quand même d’un groupe de rap qui, en plus de se baser sur un son rock, voit son leader porter des casquettes de camionneur, un t-shirt AC/DC et revendiquer en interview sa passion pour le hard-rock des années 1980. Et ça, cette décontraction, j’ai l’impression que ça se ressent jusque dans leur son, plus laid-back, plus détendu et léger. En apparence, du moins.
Il y a un moment où les deux tiers de la pop à la radio sont produites par les deux entités. On arrive à une phase de saturation et ils peinent un peu ensuite à se renouveler. J’avoue personnellement ne pas trop aimer le virage très très consensuel de Pharrell par exemple (alors que j’aime beaucoup son album solo). Est-ce qu’à sa manière il n’a pas senti le vent tourner (on voit aussi qu’il rattrape un peu en cours de route les débats sur le féminisme etc…) ?
C’est vrai qu’après avoir trusté le sommet des charts et toutes les récompenses possibles entre la fin des années 1990 et l’année 2006, Timbaland et les Neptunes vont donner l’impression de s’essouffler à la fin des années 2000. Le premier album solo de Pharrell est mal reçu, ceux de N.E.R.D. sont un peu plus stéréotypés, Timbaland se lance en solo sans qu’on sache si c’est une réelle volonté de sa part ou un souhait de sa maison de disques qui aimerait miser sur son nom…. Ils collaborent avec des artistes toujours plus gros (Madonna, notamment), mais c’est vrai que leur son devient prévisible, trop identifié, on commence à s’en lasser.
La différence, je trouve, c’est que Timbaland va se remettre difficilement de cette période : en gros, après l’énorme succès qu’il rencontre auprès de Nelly Furtado, il va relever la tête au début des années 2010 avec les albums de Jay-Z et Justin Timberlake, mais il n’y a rien de très excitant à se mettre sous la dent à part ces deux disques là. À l’inverse, Pharrell va complètement se réinventer : sa voix devient très populaire grâce à des singles comme Happy ou Get Lucky , son personnage est identifié, il multiplie les allers-retours entre la mode et l’industrie musical, s’investit dans la musique de films et son engagement pour certaines causes (le féminisme, l’égalité raciale, les migrants etc.) se veut de plus en plus évident. Ce n’est qu’une supposition, mais j’ai tendance à penser que l’affaire autour du single de Robin Thicke, taxé de sexisme, a agit comme un déclic. C’était en 2013 et, depuis, Pharrell fait tout pour se rattraper, même si ça peut paraître un peu forcé parfois.
Quels sont selon toi les héritiers actuels des Neptunes et Timbaland (aux USA ou ailleurs)?
Il y en a tellement… Déjà, il y a les plus évidents : les gars d’Odd Future. De Tyler à Frank Ocean, en passant par Syd et Earl Sweatshirt, tous ont revendiqué l’influence de Pharrell. Après, je pense que des mecs comme Kaytranada, Devonté Hynes, GoldLink, Thundercat, Drake, The Weeknd, ne serait-ce que pour la façon qu’ils ont de croiser les genres, sont extrêmement redevables aux expérimentations entamées par les Neptunes et Timbaland au croisement des années 1990/2000. Pareil en France avec des producteurs comme Ozhora Miyagi et Myth Syzer, dont le clip Sans toi , avec Hamza, peut être vu comme un hommage à celui de Rock Your Body de Justin Timberlake.
Comme me le disait Philippe Zdar : « Pour moi, Timbaland et les Neptunes ont vraiment inventé un pattern, un motif qui, au même titre que les saxophonistes dans le jazz ou les batteurs de hard rock, rend leur son immédiatement identifiable, tout en contribuant en parallèle à modifier complètement la pop mondiale ». Dès lors, on peut fantasmer un peu et se dire que, depuis 20-25 ans, la pop music est grandement redevable aux innovations des Neptunes et de Timbaland. Parce qu’ils ont composé les tubes les plus intéressants de Britney Spears, Justin Timberlake ou Nelly Furtado. Parce qu’ils ont permis à Jay-Z et Snoop Dogg de se réinventer complètement. Parce qu’ils sont parmi les premiers à pousser le grand public à s’intéresser aux noms des producteurs derrière leurs tubes favoris. Et parce que, sans eux, qui sait si des beatmakers tels que Metro Boomin, Pi’erre Bourne ou Steve Lacy auraient été mis autant en avant.
ADRIEN DURAND