Loin de la plage (le rock gothique a-t-il vraiment existé?)

En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé  » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.

Qu’est-ce qui définit le rock gothique ? Celui-ci est-il compatible avec l’été ? Quelques considérations subjectives, impromptues et nostalgiques sur la campagne, l’outrance et la Californie.

Viens voir papa

« Un été gothique » ? C’est vrai que quand Adrien m’a dit ça, j’ai tout de suite imaginé des dégoulinures de Rimmel sur des joues blafardes, des corps compressés dans du latex sous la canicule, des semelles de New Rock adhérant aux trottoirs, des coiffures avachies et des jabots affaissés, et je me suis dit que le gothique était littéralement soluble dans l’été.

L’été c’est le soleil, et le soleil est peu gothique ; les goths se tiennent loin de la plage, pour citer le meilleur morceau des Provisoires, ouvrant l’éponyme album (Loin de la plage, donc, pas Les Provisoires) de 1984, à la pochette tellement kitsch, publié par ce quatuor de Montpellier sur le label havrais L’Invitation au Suicide, par ailleurs éditeur de disques iconiques de Christian Death (j’y reviendrai). Ainsi tous mes souvenirs d’étés adolescents sont-ils bercés de musique sombre (je ne savais faire que ça), mais peu restent pour moi associés à la musique « gothique » au sens strict

Siouxsie Sioux

Je me rappelle pourtant le Tinderbox de Siouxsie & the Banshees. Il est vrai que cet album virtuose, ce chef-d’œuvre aux guitares incandescentes (John Valentine Carruthers, plus que digne successeur de John McGeoch et de Robert Smith) est sorti peu avant l’été, le 21 avril 1986, et que l’un de ses meilleurs morceaux s’intitule 92° (Farenheit, soit 33,33 degrés Celsius, la température à laquelle « le plus de meurtres sont commis », comme le rappelle une voix – sortie du Météore de la nuit, film de SF de Jack Arnold de 1953 – en ouverture de la chanson). Mais ils sont tous bons, ces morceaux, souvent d’ailleurs je me dis qu’avec toutes les idées musicales contenues dans un seul des morceaux de Tinderbox, les groupes « néo-post-punk » contemporains aurait matière à pondre un album entier… Quoi qu’il en soit, drapée de blanc (!) en mode Isadora Duncan, Siouxsie y est au sommet de son gothisme, comme en témoigne la vidéo du single Candyman.

Je me rappelle aussi The Millpond Years, And Also The Trees, 1988, également découvert au printemps (il est vrai que c’est la saison de mon anniversaire). Autre chef-d’œuvre où l’on croise des spectres dans la campagne anglaise, de grandes et blanches demeures victoriennes abandonnées. Et puis ils étaient si beaux, les jeunes frères Huw-Jones, dans leurs habits XIXe, l’œil sombre, photographiés au vert, mais en noir et blanc, non loin de leur Malvern natal, tout près du Pays de Galles, sur la pochette intérieure… (C’est fou comme certains disques demeurent associés à des moments, à des saisons ; ainsi ces deux albums seront éternellement pour moi des disques du soleil et de la campagne.)

Je me rappelle enfin du soir d’été où j’ai découvert, bien après sa sortie – c’était l’été où la Ballade de Jim de Souchon et A Question of Time de Depeche Mode passaient en boucle à la radio –, le Come to Daddy des Virgin Prunes, de l’énorme choc et de l’énorme flip que j’avais éprouvés à l’écoute de ces dix minutes de batterie claudicante et implacable, de basse sur deux cordes monocorde, de vociférations lucifériennes, glaçantes comme une histoire extraordinaire d’Edgar Poe, s’échappant par les fenêtres de ma chambre ouvertes sur les champs de ma cambrousse, dans le soir rose et vert.

Virgin Prunes

Théâtre de la cruauté

Mais les Banshees, en dehors du look de Siouxsie, n’étaient pas vraiment gothiques, ils étaient bien davantage que ça, pop (comme sur Tinderbox) et psychédéliques, glamour et punk… And Also The Trees non plus, ils étaient plutôt cold-wave sous leurs costumes et excédaient même largement ce champ, ne serait-ce que par leur section rythmique si puissante et atypique, et leur évolution jusqu’à ce jour l’a montré – ils ont plutôt dignement réussi à échapper à leur caricature. Quant aux Virgin Prunes, ils faisaient finalement de la performance avant que de faire du rock.

Et puis d’abord, qu’est-ce que ça veut dire : « au sens strict » ? Et qu’est-ce que c’est, au fond, le rock gothique ? C’est finalement à cette question (je me la pose régulièrement) que l’oxymore d’Adrien ma ramené.

La notice Wikipedia anglaise est plutôt bien faite, mais tellement exhaustive ! Sans parler des éternelles questions de terminologie – post-punk ou cold-wave ? gothique ou batcave ? – et d’organologie – boîte à rythmes ou batterie tribales ? guitares ou synthés ? De cette notice, il ressort que le rock gothique, ce sont, d’une part, des textes en gros dépressifs, existentialistes ou blasphématoires, empreints d’un romantisme noir et adolescent (mais alors la quasi-totalité du rock est gothique). D’autre part, une musique qui, selon l’inévitable Simon Reynolds, se caractérise par « des rythmes de guitare tranchants, des lignes de basses dans un registre aigu qui souvent cassent la mélodie ; et des rythmes de batterie qui sont soit pesants, soit tribaux ». Enfin, et surtout, un look – le rock gothique est avant tout une affaire sartoriale (j’ai appris ce mot récemment en lisant la nécro de Philippe Garnier sur Marc Zermati sur libération.fr), en d’autres termes : vestimentaire –, ou plus globalement une théâtralité héritée pour partie du glam-rock, qui n’est jamais loin de l’emphase. Voire de l’outrance. C’est pourquoi, pour moi, leurs cheveux crêpés, leurs textes et leur musique ne suffisent pas à faire des Cure un groupe gothique, il leur manque justement peut-être cette dimension théâtrale, ce souci de la mise en scène de soi.

Alien Sex Fiend

Mais quels groupes de la première moitié des 80’s ont réuni ces trois dimensions ? J’associe quant à moi spontanément le rock gothique aux Sisters of Mercy et à leurs descendants plus ou moins piteux, The Mission, Fields of the Nephilim, The Sisterhood, ou leurs protégés de Rosetta Stone. Mais les premiers avaient une boîte à rythmes, et pas vraiment de look à part le noir ; quant aux suivants, ils semblaient davantage sortis d’un western spaghetti que d’un huis-clos de Huysmans… Je l’associe également aux groupes londoniens de la période Batcave, Alien Sex Fiend, Sex Gang Children ou Anorexic Dread, ou encore à quelques flamboyantes pythies (Diamanda Galas, Jarboe des Swans)… Bauhaus, Béla Lugosi’s Dead, certes, mais pour moi c’est plus un groupe fusionnant le glam et la cold (serait-ce la définition du gothique ?), leur musique est trop sèche, trop rêche – il est vrai que je les juge aussi à l’aune des Tones On Tail, émanation de Bauhaus dont la brève discographie est un chef-d’œuvre de « modern psychedelia »… En vrai, le rock gothique a du mal à exister à mes yeux autrement quen termes de caricature. Très vite me semble-t-il, il ny a plus eu que du look ; la musique était secondaire, et d’ailleurs elle partait dans tous les sens, notamment en direction du metal (Sisters of Mercy, Christian Death). (Il ne s’agit d’ailleurs en aucun cas de critiquer ou railler ce look, qui aura finalement fait beaucoup pour « démocratiser » l’androgynie, l’extravagance BDSM et l’ambivalence sexuelle dans les cours de lycée et au-delà, et qui est peut-être in fine l’apport le plus important de la culture gothique.)

Anorexic Dread

Exemple : la dark-wave, terme que je n’ai découvert qu’à l’orée des 90’s et surtout en arrivant en Allemagne. Tous ces groupes, pour beaucoup allemands justement, qui singeaient tous les clichés du début des 80’s en y ajoutant généralement une bonne dose de synthés baveux et de rythmiques cheap, s’échinant en formules poncives et en compos poussives – Girls Under Glass, Deine Lakaien, Love Is Colder Than Death, tout ça… Je n’oublierai toutefois jamais le jour de 1995 où, jeune bénévole préposé à laccueil des artistes aux Wave-Gothik Treffen de Leipzig – le festival gothique ultime –, j’ai vu débarquer les Californiens androgynes et filiformes de London After Midnight : sacrée apparition, même si je n’avais ensuite tenu que deux morceaux durant leur concert… Tout une époque, en regard de laquelle le nouveau revival post-punk amorcé depuis dix ans me semble tout de même un peu plus excitant. 

 

Retour à L.A.

La quintessence du rock gothique reste finalement pour moi ce groupe angeleno dont Julien Langendorff a excellemment parlé dans le dossier « punk-rock » du précédent numéro du Gospel : Christian Death – dont le nom vient, rappelons-le, d’une plaisanterie sur les lettres « CD » ornant une chemise Christian Dior.

Un groupe, ou plutôt 4 disques : ceux qu’a publiés en vinyle (peu après le magnifique coffret Hérésie des Virgin Prunes) le label havrais L’Invitation au Suicide (IAS), donc, entre 1983 et 1985, à commencer par la réédition d’Only Theatre of Pain, première référence de sa collection « Suicide différé ». (Je précise au passage que je serais plus indulgent que Julien sur les débuts de la période Valor, tous les premiers disques du nouveau line-up étant dignes d’intérêt selon moi, jusqu’à Atrocities inclus ; c’est à partir de The Scriptures en 1987 et plus encore Sex, Drugs & Jesus Christ (!) que les choses se gâtent, et que le groupe sombre dans un grand-guignol pathétique, pour n’en plus jamais sortir.) Car ces disques sont de véritables objets d’art total, conçus par Yann Farcy, fondateur d’IAS, sans trop d’ailleurs consulter le groupe si j’ai bien compris. Aux photos des musiciens et aux traditionnels crédits, la pochette substitue des tableaux du XIXe (le symboliste belge Jean Delville sur Deathwish) ou des photos plus ou moins réussies ; un magnifique livret intérieur regroupe d’autres illustrations (Alfred Kubin, Max Klinger), et surtout des textes qui font la part belle à la littérature symboliste et décadente, conférant à la musique de CD un surcroît de profondeur de champ, et en amplifiant la dimension « fin de siècle ». L’adolescent que j’étais a découvert des écrivains comme Jean Lorrain ou Rémy de Gourmont, par exemple, grâce à ces disques qui symbolisent l’acmé du rock gothique (alors même que le terme commençait à peine à se répandre) et ce qu’il a de mieux à offrir : une invitation à aller voir au-delà de la musique, du côté de la peinture, de la littérature et des autres arts des siècles passés ; à tracer des liens, des correspondances qui outrepassent largement le cadre du rock.

Et si Los Angeles était, en fin de compte, plus que Leeds, Londres ou Leipzig, le vrai berceau du rock gothique ? C’est ce que je me suis demandé en redécouvrant l’an dernier la musique de Drab Majesty, duo fondé par Deb Demure, alias Andrew Clinco, par ailleurs batteur du groupe Marriages. Certes, stylistiquement parlant, cette musique n’a guère à voir avec Chrisian Death ou les Sisters of Mercy : plus proche de Cure, des premiers (Clan of) Xymox voire d’Asylum Party (même si Demure préfère citer les Smiths) est cette pop qui, sur Modern Mirror, paru en 2019 et magnifiquement produit par Josh Eustis (Telefon Tel Aviv), atteint à une maturité de songwriting qui surclasse haut-la-main la cohorte des revivalistes post-punk, tous ces groupes au nombre de vues YouTube à 6 chiffres (She Past Away, The Soft Moon, Lebanon Hanover…). Mais une fois encore, c’est au-delà de la musique que cela se joue : dans un imaginaire visuel qui joue avec beaucoup de finesse et d’humour des clichés et des époques, de la théâtralité et de l’auto-dérision : voir le clip de 39 By Design, tube extrait de The Demonstration (2017), tout en stroboscopes, maquillages de zombies et footage vintage façon VHS ; ou encore celui d’Oxytocin, sommet de Modern Mirror – candélabres, perruques XVIIIe et postures décadentes. Un univers au sens fort et assumé du terme. Serait-ce la proximité d’Hollywood, et de ses fantômes ? Voilà en tout cas des chansons que l’on rêve d’écouter à plein tube, toutes fenêtres ouvertes, en descendant le Boulevard du Crépuscule. En direction de la plage. 

 

David Sanson

Pour compléter cet article, voici une playlist composée par David avec les titres et groupes qui y sont évoqués.

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