Ruth White, Diamanda Galás, Antha: trois femmes sur les traces de Baudelaire

En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé  » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.

La réédition de l’œuvre séminale de Diamanda Galás The Litanies of Satan qui sortira en plein milieu de l’écrasant mois de juillet n’est pas ce qu’on appelle un album estival. C’est même plutôt le contraire tant les frissons qu’il procure occulteront les effets du soleil de plomb. C’est l’occasion de redécouvrir cette porte étrange et cernée de brume vers l’univers de Charles Baudelaire et de se pencher sur d’autres projets, d’hier et d’aujourd’hui, qui font vivre les textes du poète romantique. Sur la frise chronologique de la musique, des débuts des expérimentations électroniques au rap, on peut tisser des liens entre Flowers of Evil de Ruth White, sorti en 1969, The Litanies of Satan de Diamanda Galás en 1982 et Spleen d’Antha, sorti à la fin de l’année dernière. L’encre noire ténèbres de Baudelaire coule sur ces trois albums qui dégagent chacun, avec les mêmes références, des parfums tantôt de soufre tantôt de métal, avec en filigrane la même beauté sinistre. Trois femmes visionnaires, en décalage avec leur époque, mènent leur propre barque sur les flots des Fleurs du Mal

FLOWERS OF EVIL – RUTH WHITE – 1969 

L’américaine Ruth White est peut-être moins connue que d’autres pionnières de la musique électronique et si son nom ne résonne pas autant que Wendy Carlos, Delia Derbyshire ou Daphné Oram, son album Flowers of Evil est pourtant désarmant de beauté. Collage de gazouillis électroniques, voyage dans les entrailles des premières machines où les plages d’ambient se ponctuent de bruits étranges, ce projet s’articule autour de neuf poèmes de Baudelaire tirés des Fleurs du Mal. Chacun est récité en anglais par Ruth White qui module sa voix et la gave d’effets en tout genre de façon à la déshumaniser complètement, pour qu’elle devienne aussi mystérieuse et insondable que son synthétiseur Moog. Des débuts de mélodies au Clavichord s’évaporent dans la brume épaisse d’un bruit blanc, comme l’espace sidéral entre deux fréquences radio. Les textes, noyés dans l’écho et le delay, résonnent comme s’ils étaient projetés sur les murs d’une salle vide immaculée, dans un décor de science-fiction. On est pris dans un cauchemar hyper stylisé, au cœur de la matrice des circuits imprimés. 

D’abord compositrice et musicienne classique, elle s’illustre ensuite dans l’habillage sonore d’outils éducatifs, à l’image de son travail approfondi sur l’héritage de la folk traditionnelle compilé dans plusieurs albums. Sa société de production Rhythms Productions/Tom Thumb Music, spécialisée dans l’apprentissage par la musique, existe encore d’ailleurs même si Ruth White s’est éteinte en 2013. Happée par les possibilités infinies qu’offrent les prémices de la musique électronique au début des années 1960, elle se dévoue totalement à l’expérimentation sonore en se constituant un studio bien équipé en machines électroacoustiques. C’est là qu’elle compose l’œuvre avant-gardiste Flowers of Evil, dont les ambiances spectrales ont sûrement beaucoup inspiré Julian House du Focus Group et toute sa bande du label Ghost Box. Entre library music et bande originale de film de vampires psychédélique, les poèmes de Baudelaire s’insèrent comme des mantras robotiques. 

THE LITANIES OF SATAN – DIAMANDA GALÁS – 1982

Diamanda Galás, corbeau majestueux de la musique expérimentale, grande compositrice et interprète aux mille visages, sort The Litanies of Satan en 1982. Sur ce premier album, la harsh noise se frotte au chœur de voix maléfiques de Galás, vidant ses tripes et son sang à même le sol. Le morceau éponyme, ouvrant le bal funeste, se vit comme une séance d’exorcisme. 17 minutes 50 de fureur dans un écrin de velours. Tel un envol de chauves souris, les premières tirades des Litanies de Satan s’enchevêtrent, chuchotées, criées, piaillées. 

« O toi, le plus savant et le plus beau des Anges,

Dieu trahi par le sort et privé de louanges,

O Satan, prends pitié de ma longue misère ! »

Essoufflement, chant guttural, cri bestial, Diamanda Galás s’abandonne – de manière tout à fait contrôlée – à la puissance de cette liturgie inversée, où le diable est érigé en martyr, symbole de tous ceux qui sont injustement réprimés. Elle chante pour les créatures de la marge. Comme Baudelaire, qui conteste la toute puissance de Dieu, Galás vocifère sa rage pour invoquer les forces obscures. Le poème, par sa rythmique répétitive du même vers-refrain, appelle à être mis en musique et sa version lui ajoute une énergie charnelle, presque érotique. Là où les références sataniques peuvent sembler gratuites ou anecdotiques sur d’autres projets, on sent ici l’importance de s’en remettre aux enfers pour donner du relief à certains maux humains. C’est sans doute la relecture la plus viscérale des Fleurs du Mal.

 

ANTHA – SPLEEN – 2019

Plus récemment, Antha, rappeuse fatale aux lunettes noires, sort un premier album intitulé Spleen, savant mélange d’imagerie médiévale, de nihilisme et de romantisme noir. Déjà, avec sa sœur Kincy et leur duo Orties, elle avait amorcé cette pulsion gothique, cette poésie du banal qui avait éclaboussé le rap d’hémoglobine et de bonbons euphorisants. Aujourd’hui seule aux manœuvres, elle poursuit ce travail singulier qui semble assez hermétique aux tendances fugaces de l’époque, pour le plus grand plaisir des âmes sensibles et solitaires. L’horrorcore rencontre les fresques de Fra Angelico et la violence somptueuse de Baudelaire. 

Du poète, elle garde l’attrait pour la mélancolie et le macabre, qu’elle sublime ou fait renaître au contact de références anachroniques. C’est ainsi que flottent dans le même chaudron brûlant l’anxiété urbaine de Bret Easton Ellis, les visions hallucinées d’Enter the Void et l’Enfer de Dante. Pour celle qui qualifie sa musique de « rap préraphaélite », le texte est sacré et scintille sous l’auto-tune, vision prophétique ou confession sinistre. Ecouter Spleen c’est renoncer à la modération pour se brûler les ailes dans l’ivresse du chaos, jamais trop loin du précipice. Comme ses camarades citées plus haut, Antha échappe à toute comparaison tant sa démarche est personnelle, habitée seulement par ses troubles et la littérature qui les a nourris. Ces trois projets, guidés par la force mystique d’un écrivain du XIXe, s’unissent pour constituer une autre idée de la musique gothique dont l’essence réside dans le fond plus que la forme. 

Alice Butterlin

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