Dwyer Murphy:  » je suis enclin à la mélancolie, mais j’aime aussi les romans durs »

/

À l’occasion de la sortie française (chez vos serviteurs) de son premier roman, Nul Crépuscule n’est trop puissant, on a demandé à Dwyer Murphy de nous parler de quelques-unes de ses influences. Celles qui infusent son roman, noir et mélancolique unique en son genre…

Nul Crépuscule n’est trop puissant est un roman sur une enquête criminelle, mais aussi sur le fait d’errer en ville pour aller se faire une toile, se poser pour bouquiner, écouter de la musique et, à l’occasion, rechercher des personnes disparues, en particulier si elles s’intéressent à tout cela : films, livres, musique. Il n’y a pas si longtemps, New York était encore pleine de ce genre de gens. Ils traînent peut-être encore dans les parages, mais les ignobles petites machinations liées à l’immobilier, à l’accumulation des richesses et à la dégradation de la culture en ont fait fuir un bon paquet. Tellement, à vrai dire, que je me prends parfois à rêver qu’un détective se consacre à leur recherche et à la collecte de souvenirs de ce qu’a été cette ville. Mon problème, c’est que je suis sentimental et enclin à la mélancolie, mais que j’aime aussi les romans durs. J’ai donc voulu écrire quelque chose qui me ressemble, et ça a donné Nul Crépuscule n’est trop puissant. Voilà quelques trucs que je lisais, regardais et écoutais à l’époque où j’ai écrit ce bouquin.

 

My Dinner with Andre (Louis Malle, 1981)

Ce film m’a hanté pendant toute l’écriture de Nul Crépuscule n’est trop puissant. Pourquoi ? D’abord, parce qu’il consiste surtout en une conversation. Il y a un peu de jeux avec les cadrages quand Wallace Shawn arrive au Café des Artistes et s’installe pour manger, mais à part ça, on ne voit que lui et André Gregory discuter, argumenter et tâtonner à la recherche de sens, soit mon type de scène préféré, celles que j’essaye toujours d’obtenir, quel que soit le médium ou le genre : la magie de deux esprits s’activant et tournant l’un autour de l’autre. La deuxième raison, c’est que Wallace Shawn apparaît dans mon livre. Je l’ai croisé dans la vraie vie, lors d’une projection au Film Forum en plein après-midi, et notre rencontre a été aussi fugace qu’inhabituelle. Ça m’est toujours resté, et j’étais un peu gêné par mon comportement, alors je me suis dit que je me sentirais peut-être mieux si je posais cet étrange face-à-face par écrit. Wallace Shawn me hante.

 

Chet Baker Sings (Pacific Coast Jazz, 1954)

Cet album, c’est la quintessence de la côte Ouest ; or, Nul Crépuscule n’est trop puissant est un roman sur New York. Mais pour moi, ce disque fait partie de sa bande-son, notamment parce que je l’écoutais en boucle à la période où je me suis retrouvé au chômage en tant qu’avocat, quand je passais mon temps à errer en ville et à chercher quoi faire de ma vie. Le chant de Chet Baker dégage quelque chose d’à la fois tendre et brisé… On se dit presque qu’il n’aurait pas dû chanter, qu’il aurait mieux fait de s’en tenir à son instrument et à toutes ces sublimes sonorités qu’il sait en tirer, mais c’est comme si son propre romantisme l’y avait condamné. Mon morceau préféré, c’est le premier, But Not For Me ; un titre magnifique, généreux, plein d’espoir et de mélancolie. 

 

Le Privé (Robert Altman, 1973)

Je pourrais citer presque tous les films de Robert Altman, mais celui-ci a clairement inspiré mon roman. C’est l’ode du réalisateur au roman noir ; hirsute, méandreuse, c’est l’une des plus grandes histoires d’enquête jamais écrite, avec une séquence inoubliable impliquant Marlowe et la recherche d’un peu de nourriture pour chat dans une épicerie de nuit. Ce film a tellement de qualités… L’interprétation désinvolte de Marlowe par Elliot Gould, la musique obsédante, avec cette chanson répétée à l’infini sous différentes formes… Mais ce que je préfère, c’est la façon dont Robert Altman place sa marque de fabrique : le brouhaha ambiant, toutes ces petites répliques et discussions entendues à la sauvette… Il intègre ces éléments à la trame d’une enquête policière impossible à résoudre. Dans ce film, les pièces ne s’emboîtent jamais totalement, puisque c’est comme ça que la vie fonctionne : il n’y a jamais de résolution satisfaisante, juste une nouvelle page qui se tourne, un nouveau mystère qui commence. 

 

 

Walter Mosley – Le Diable en robe bleue

Le Diable en robe bleue de Walter Mosley, c’est le roman policier qui m’a le plus inspiré. Il y a des années, je tuais le temps dans les rayons du Center for Fiction sur la Quarante-Septième Rue, remettant à plus tard le roman noir sur lequel j’étais censé travailler, et me donnant la permission de choisir quelque chose sur l’étagère pour lire au déjeuner. C’est là que je suis tombé sur ce livre. Je l’ai lu d’une traite, en neuf ou dix heures, hypnotisé par sa dextérité, sa profondeur relax, ses oscillations entre la résignation quant à l’état du monde et la croyance que de petites choses peuvent encore être sauvées. L’amour de la langue de Walter Mosley saute aux yeux, et je me suis dit que je pourrais peut-être écrire quelque chose avec ce même genre d’énergie, en faisant de mon mieux et en essayant de m’amuser au passage.

 

L’Armée des ombres (Jean-Pierre Melville, 1969)

Melville a tellement façonné ma façon d’appréhender les histoires policières… Je ne pourrai jamais en dire assez sur lui ni sur son travail. Si je choisis ce film, ce n’est pas tant pour l’aspect technique de la réalisation ou de la narration que pour le souvenir de sa sortie à New York. Il n’a été projeté aux États-Unis qu’en 2005, et la chronologie des événements de Nul Crépuscule n’est trop puissant a été organisée et réorganisée autour de ses premières projections, toujours au Film Forum, parce que c’est comme ça que j’aimerais me souvenir de New York, comme d’une ville obsédée par la culture, à un moment où on pouvait encore avoir l’impression que tout le monde était allé voir ce film au cinéma, et ne demandait qu’à se précipiter dans le boui-boui le plus proche pour en parler autour d’un mauvais café. J’ai bien peur que la majeure partie de ce New York-là n’ait disparu à jamais, mais qui sait ? Peut-être est-ce encore là, quelque part, à mon insu. J’aimerais croire que c’est le cas, que les jeunes continuent à venir en ville pour voir des films, lire des livres et en discuter ensemble dans les restaurants et les bars. Le romantisme, la sérendipité de ce type de communauté, voilà ce que je voulais capturer dans ce roman. 

 

Nul Crépuscule n’est trop puissant de Dwyer Murphy (trad. Alex Ratcharge) est disponible ici et bien sûr en librairies.

Merci à Alex pour la traduction de l’article.

Article Précédent

Le meilleur film du moment est un livre sur le rap américain

Récent