2019 a été marquée par la disparition de David Berman et Daniel Johnston, deux artistes majeurs issus de la scène indépendante américaine des 90’s, nés à six ans d’intervalle au début des années 1960 aux deux pôles opposés de leur pays, la Virginie et la Californie, à presque 5000 kilomètres l’un de l’autre.
David Berman, le chanteur émacié, suicidaire et toxicomane des Silver Jews n’étant jamais apparu à l’écran, la surprise avait été totale d’entendre son titre How Can I Love You (If You Won’t Lie Down) chantée a cappella comme un dialogue par l’acteur Michael Sheen, trois mois avant la mort du chanteur, dans le final de la troisième saison de l’excellente série The Good Fight. Le personnage diabolique de Roland Blum s’emparait alors de l’ironie mordante de la chanson : « Les beaux culs et les voitures qui tracent / Ces choses-là passent / Et jamais ne gagnent en profondeur ». Plus que jamais à l’heure de la sincérité sur-jouée et de l’autotune ces mots rêches et sardoniques brillaient par leur irrévérence. Et l’évocation du songwriter venait alors adresser à l’image une sorte de défi, un rappel à l’ordre de liberté et d’insolence.
Des titres de son répertoire placés dans des films ou des séries, c’était le quotidien de Daniel Johnston, le schizophrène bipolaire joufflu qui avait élu domicile à Austin, Texas où il avait popularisé la musique lo-fi en vendant sous le manteau ses premières cassettes. De prime abord, sa voix éraillée pouvait surprendre, mais sa sincérité finissait par tout submerger, portée par un sens inné de la formule et un génie mélodique hérité de ses idoles, Phil Collins et les Beatles.
Les éditeurs et autres « conseillers musicaux » des labels s’étaient vite passés le mot : il était la référence incontournable pour teinter une scène de bizarrerie ou de romantisme désespéré. Et la liste est impressionnante : Scrubs, Friday Night Lights, Louise-Michel, Max et les maximonstres, Weeds, Girls, Bates Motel, Legion… Cette histoire d’amour avec l’image a commencé en 1995 avec deux films cultes : Kids de Larry Clark et Before Sunrise de Richard Linklater.
Dans Kids c’est la chanson Casper The Friendly Ghost, dédiée au personnage de dessin animé créé par Joe Oriolo en 1940, qui donne son nom à un des personnages principaux du film. Le scénariste Harmony Korine ne pouvait rester insensible à cette balade dédiée à un enfant mort qui, devenu fantôme malgré lui, est condamné à faire peur aux gens. La chanson intervient au moment où les « gamins » se déchaînent brusquement en tabassant à coups de skate un jeune garçon noir qui a bousculé Casper.
Pour accompagner la promotion du film, MTV commanda deux clips à Larry Clark et Harmony Korine. Ce dernier choisit la chanson de Daniel Johnston et, candide, l’illustra par un adolescent épileptique faisant une crise dans son salon devant ses parents. La chaîne jura que personne ne verrait jamais cette abomination. Il n’est pourtant pas étonnant que la musique de celui qui séjourna en hôpital psychiatrique après avoir jeté les clés d’un avion en plein vol car il se prenait pour la réincarnation de Casper le fantôme, put provoquer des images explosives.
Dans Before Sunrise, si la reprise de Living Life de Daniel Johnston par Kathy McCarty a autant marqué les esprits, c’est peut-être tout d’abord grâce à la relation intime qui unissait les deux artistes : la chanteuse du groupe Glass Eye avait été la première à lui offrir une première partie, en 1985, au Beach Cabaret d’Austin. C’est aussi parce qu’elle a accompagné le générique de fin de la longue nuit blanche à Vienne qui a vu se rencontrer puis se séparer le couple mythique formé par Julie Delpy et Ethan Hawke.
Ou peut-être encore parce que Daniel Johnston vivait dans le cinéma de Richard Linklater depuis son premier long-métrage : Ce n’est pas en lisant des livres qu’on apprend à labourer les champs (1988), dans lequel le cinéaste filmait son errance sur la route entre les montagnes du Montana et San Francisco et ses rencontres avec des inconnus, dont celle avec un jeune Daniel Johnston de 27 ans, timide et chétif, qui donne son titre au film, ce dernier demandant à Richard Linklater ce que signifie l’inscription sur son t-shirt « It’s Impossible To Learn To Plow By Reading Books » avant de lui offrir une de ses cassettes.
Ainsi, l’influence de David Berman et de Daniel Johnston se manifeste à nous le temps d’un dialogue ou au détour d’une scène courte. Semblables aux figures mythologiques gravées sur des matériaux précieux des camées dont est issue l’expression cameo, ces deux songwriters – leur présence fantomatique, leur sentimentalité désespérée – nous apparaissent comme des flashes d’étoiles qui continuent à briller longtemps après leur mort.
CHARLES BOSSON