L’indépassable héritage de Michael Jackson et des Talking Heads

S’attaquer à l’héritage de certains artistes majeurs du passé est un passage souvent obligé dans la construction des musiciens en devenir. A tel point que certains finissent par confondre inspiration et cannibalisme…

Mars 2019: la sortie du nouvel album de Gesaffelstein provoque un tollé. D’abord chez les fans de la première heure du producteur/chauffeur de Uber qui délaisse, sur son premier album pour la major Columbia, la techno dark BCBG des années Social Club pour aller draguer le public américain avec une dance music ultra commerciale. Puis plus généralement chez les féministes et les gens un peu concernés par les droits des femmes et des LGBT avec le single Lost In The Fire, chanté par The Weeknd qui s’est fixé comme but de remettre les lesbiennes sur le “droit” chemin:

“T’as dit que tu t’intéressais peut‐être aux filles / Dit que tu traversais peut‐être une phase (…) Et bien, bébé, tu peux ramener une amie / Elle peut chevaucher ton visage / Pendant que je te baise “straight””. 

Au secours.

Le français, poussé (on l’espère) par son label et des traites à payer pour une maison à Miami n’y va pas par quatre chemins pour conquérir le marché US. Il appelle simplement le clone vocal de Michael Jackson en 2019, The Weeknd donc, auto-proclamé “Star Boy” et qui depuis quelques années convoquent le fantôme du King of Pop à coups de références lourdingues, de pas de danses plus ou moins embarrassants (sur l’infernal Can’t Feel My Face notamment) voire de reprises quasiment à l’identique (Dirty Diana sur son album Echoes of Silence). Et ça marche (entendre commercialement hein). Le canadien, depuis qu’il a quitté les climats moites du R’n’b indie de ses débuts pour passer directement à la case plagiat, est devenu un des plus gros vendeurs de la musique urbaine. Pas loin de celui qui a contribué à lancer sa carrière et dont il écorne l’enfant illégitime, toujours dans Lost In the Fire: Drake.

Le mal aimé du rap US a pourtant mis le paquet pour dépasser ses collègues au fan club de Michael Jackson. Il s’est carrément offert un featuring posthume sur No Matter To Me, un des morceaux de son album Scorpio. L’argent peut vraiment tout acheter, même des voix datant de 1983. Mais voilà, entre temps, le documentaire Leaving Neverland aura remis une couche sur le comportement terrible de Jackson dans sa vie privée, forçant un paquet de gens à se désolidariser de la pop star défunte, des Simpsons à Drake donc, contraint lui de supprimer le duo de ses rêves des plateformes de streaming et de la set list de sa tournée mondiale. On pourra ici ricaner un peu jaune de voir tous ces gens s’offusquer des actions évoquées dans le documentaire alors que les accusations de pédophilie contre Jackson datent de 1993. Si le chanteur au gant pailleté est mis temporairement au ban de la culture pop, je mettrais mon perfecto rouge à brûler que cette chasse aux sorcières sera temporaire, tant les musiciens rap, R’n’b et pop n’ont eu de cesse de se lancer à la quête de l’héritage sublimé du chanteur controversé. 

Dans cette envie (on pourrait presque parler de pulsion) des stars du rap de se fondre dans le spectre de Jackson, il y a autre chose qu’un simple calcul commercial. Ici, il n’est pas question seulement de pop music qui singe (Bubbles si tu nous lis) les productions passées pour conquérir plus facilement les esprits du grand public. On se trouve en présence d’une quête psychanalytique d’identité artistique qui passe par cette absorption du père spirituel, dont on nie même la mort en l’invitant le temps d’un duo. Et tant pis si au final sur Lost In The Fire, The Weeknd sonne beaucoup plus comme Lionel Richie que comme l’auteur de Thriller. Il est devenu son idole aux yeux du public et aux siens et il ne semble pas trop se soucier des exactions supposées du chanteur. 

Ce qui me fascine ici c’est de comprendre pourquoi un chanteur en phase de starification (ça semble être le propos de son album Starboy) s’empare de l’univers et de la voix d’un autre artiste. Il n’y fait pas simplement référence, il l’absorbe totalement, en propose un fac similé, encouragé ainsi par d’autres artistes (comme Gesaffelstein) qui l’invitent à faire son numéro, persuadé qu’à la fin ce sera payant. Il se heurte à un héritage indépassable et un itinéraire extrêmement sinueux, celui du premier artiste noir capable de vendre autant de disques, de réconcilier toutes les communautés tout en composant avec une haine de soi telle qu’il finit par se défigurer. Si Drake veut dire “je suis comme lui”, The Weeknd dit “je suis lui”. On a l’impression de voir deux frères ennemis se battre pour remplacer leur père à la tête du monde, soit le schéma biblique par excellence repris avec malice par la série Empire par exemple. 

Michael Jackson est important pour les rappeurs car il a été le premier à faire se côtoyer des failles évidentes (broyé par le music business, un père abusif et absent de son rôle protecteur de parent) et une musique noire (la soul de The Jackson 5 ayant muté vers tous les territoires de la pop mainstream) capable de dominer le monde. Quand on entend le rappeur T.I. prendre sa défense suite à la diffusion du documentaire à charge, il appuie sur le fait que Michael Jackson est une icône de la culture afro-américaine. Il ne peut s’agir que d’une conspiration pour entacher sa réputation. Il en fait un martyr, comme Trayvon Martin ou Eric Garner (victimes de violence policières). Et je n’adopte pas le lexique religieux par hasard. Michael Jackson pour toute une génération de musiciens devient le père qu’il faut tuer, remplacer ou égaler. Mais il est simplement indéboulonnable de leur imaginaire. 

 

L’histoire de la musique (et de l’Art plus généralement quand on y repense) est un enchaînement de réactions, d’inspirations, d’oppositions à ce qui précède. Dans les sphères du rock’n roll, les choses sont peut-être moins franches. Il n’y avait bien que les frères Gallagher pour pomper une ligne entière de Imagine de Lennon sur Don’t Look Back In Anger et nous regarder comme des moules l’air de dire “bah quoi?”. Les emprunts stylistiques y sont beaucoup moins assumés, et en particulier dès que l’on quitte les scènes plus pop pour aller explorer le rock arty des classes supérieures, celui qui a été défini le temps de quelques années à Manhattan autour de clubs underground . Et le même qui depuis trois ou quatre décennies ne cesse d’être pompé et appelé à l’aide d’un terrible manque d’inspiration par les petits blancs à guitares. 

J’avais fait une (mauvaise) blague en écoutant le nouveau single de David Byrne, Everybody’s coming to my house, sorti sur son album American Utopia: “ça y est David Byrne fait enfin du mauvais LCD Soundsystem qui fait du mauvais Talking Heads”. C’était pas très sympa mais pas forcément très faux non plus. La formule des Talking Heads, le groupe de Byrne donc, est assez difficile à résumer en trois mots là tout de suite. Mais disons qu’elle contient tous les fantasmes du rockeur blanc anglo-saxon (ou qui tend à l’être): punk rock, arty, dansant, avec des influences world music. C’est donc sans cesse depuis que Jonathan Demme a fait passer à la postérité la musique du groupe dans Stop Making Sense que des générations de jeunes gens de bonnes familles se succèdent en essayant de recréer la formule magique. Ca marche parfois (commercialement du moins, toujours) chez LCD Soundsystem et Vampire Weekend. Ca casse souvent (les catastrophes dance rock du début des années 2000, les rockers en boubous africains type Fool’s Gold, le nouvel album de !!! et tous ceux qui le précèdent). 

L’héritage des Talking Heads est indépassable parce qu’il découle d’un contexte culturel, politique et géographique complètement obsolète. La musique de Michael Jackson visait à l’universalité et un certain classicisme (on a finalement peu retenu la période hard rock et les solos de Slash), bien représentée par Thriller par exemple dont même l’imagerie semblait vouloir affirmer son envie d’incarner une fondation de l’histoire de la culture populaire (le cinéma d’horreur, les références aux comédies musicales, Vincent Price et Paul McCartney). C’est probablement pour cela que son trône de roi de la pop fait tellement envie à une catégorie de jeunes musiciens. Tenter de recréer l’étrange alchimie qui fit des Talking Heads un groupe si important est parfaitement illusoire. Ca n’empêche pas James Murphy de tenter le coup pour vendre une musique de plus à Apple: reparler de  New York, rejouer la mythologie des rockers blancs dans les clubs, et ce fantasme de la musique arty grand public (voir p.17 si le coeur vous en dit). Ca n’empêche pas non plus Vampire Weekend ou Dirty Projectors de nous refaire le coup des sonorités africaines dans la pop. Tout cela au fond produit des disques dont on ne se rappelle pas ou peu parce qu’ils sont affaires de citations peu ou mal assumées et de fac similés d’une époque qui n’existera plus jamais: celle des lofts pourris du Lower East Side où on écoutait du reggae, Blondie, Fela et les Ramones en fumant de l’héro sans penser au lendemain. Et celle où des zones géographiques restaient à explorer et des cultures à absorber et digérer. 

David Byrne doit bien ricaner dans son coin finalement. Avec son nouveau live, annoncé par une partie de la presse comme “the best show in the world” (je l’ai vu, honnêtement c’est vraiment super), il re-convoque la musique de son groupe, indépassable par bien des égards, dans une formule musicale et visuelle virtuose et la place tout en haut d’une pyramide qui est totalement étrangère à la mythologie qu’il a créé dans les années 80. Pour entendre Byrne chanter les Talking Heads, il faudra désormais aller à Broadway, au milieu des comédies musicales à budget pharaonique et le voir dans une luxueuse scénographie se produire avec des musiciens du monde entier, dans un contexte qui a beaucoup plus à voir avec la danse contemporaine et les Arts visuels que la nostalgie d’une jeunesse enfuie. Une bonne façon de dire qu’il est le seul garant des innovations qu’il a apporté à la musique moderne. Jusqu’à sa mort, les aigles ne voleront pas avec les pigeons. 

 

Vous pouvez prolonger la lecture de cet article avec la playlist “Danser Sur des Guitares” et inspirée par l’héritage des Talking Heads, aussi indépassable soit-il !

 

Article Précédent

Le cinéma nous fait-il écouter la musique différemment?

Prochain article

[Musique & Cinéma] Le charme discret du songwriter américain

Récent