John Lurie, roi pécheur de l’underground new-yorkais

« A very big actor and musician that in the world everybody knows… 

between Ray Charles and Brigitte Bardot. »

Roberto Begnini

 

Truc de figures plus stylées les unes que les autres – la présence des personnages dans les films de Jim Jarmusch est si incertaine qu’ils semblent constamment sur le point de disparaître. Si la plupart du temps ils n’y parviennent jamais avant la fin (le film qui passe consiste à les retenir), tout le long durant – qu’ils quittent l’écran ou non une poignée de secondes – chacune de leur apparition demeure pour le spectateur un véritable miracle qui exalte le sentiment lié à leur possible disparition. C’est comme s’ils baissaient le volume sonore de tous les éléments du monde pour pouvoir y passer comme des anges – question d’allure et de tempérament, de cool, autant au sens esthétique qu’au sens mystique du terme (là où le cool rejoint la notion de Détachement au cœur de la doctrine de Maître Eckhart, ou bien même, encore, la Sprezzatura, cette attitude de courtisans dont parle merveilleusement la grande Cristina Campo).

C’est inévitable : que ce soit chez Lynch, Wenders, Scorsese ou même Begnini, à chaque fois que John Lurie apparaît dans un film, il le « jarmuchise ». Et il le fait de façon si éloquente qu’une fois disparu, on se demande si on ne l’a pas rêvé (criblée de trous de mémoire, sa filmographie, de fait, est impossible à retenir). La proposition est toutefois encore plus pertinente si on la retourne. De cette façon, qu’il s’agisse de Forest Whitaker, de Johnny Depp, de Bill Murray, ou d’Isaac de Bankolé, ne change rien à la donne : la caméra de Jim Jarmusch les “lurise” tous automatiquement. 

C’est comme si le réalisateur avait occupé tout son temps de pellicule à ne filmer que John Lurie (rappelons que c’est lui qui introduit le cinéma de Jarmusch avec Stranger Than Paradise). Happé par sa présence relative, haute et mince, conduite par une voix si « première », si « zéro » qu’elle semble sortie des tréfonds de notre tête (si on parvenait à l’enregistrer on se rendrait compte que la voix de Dieu ressemble à s’y méprendre à celle John Lurie), le cinéma du New-Yorkais aux cheveux argentés, son rythme et son sens profond et secret a été déterminé par la première fois où son objectif s’est attardé sur le corps du roi des lézards de salon (The Lounge Lizards nom du groupe/big band de Lurie et expression pour qualifier ces autres absents/présents que sont les parasites de cocktails). Après ça, il ne restait plus qu’à dérouler, c’est-à-dire qu’à « luriser ».

Cette façon de paraître en s’éclipsant, de passer comme la trace baveuse d’une chose qui n’est déjà plus, et, dans un même temps de suggérer par la possibilité permanente de l’absence une certaine forme d’ubiquité sont autant de thématiques que l’on peut retrouver au cœur de la série que Lurie a entièrement créé et piloté, Fishing with John (HBO, 1991) – sans plaisanter, peut-être, avec Twin Peaks, ce que la télévision a produit de mieux. Le principe est très simple :  John Lurie, qui ne connaît, comme on peut l’imaginer, absolument rien à la pêche, embarque à chaque épisode un de ses amis célèbres (Tom Waits, Jim Jarmusch, Willem Dafoe, Dennis Hopper, Matt Dillon) à la recherche d’un poisson particulier, plus ou moins mythiques (du requin au calamar géant), dans des coins reculés toujours plus exotiques et improbables (de Montauk aux lacs gelés du nord du Maine, de la Jamaïque à la Thaïlande).  Entre geste arthurienne miniature et Dadaïsme, se familiarisant avec de nouveaux confins, Lurie donne le sentiment de s’exiler un peu plus de là où il est pour se retrouver. D’ailleurs, la chose est bien plus sérieuse que l’apparence amateur décomplexée qu’elle se donne puisqu’il y laissera son amitié avec Tom Waits. 

Quelques années plus tard, alors qu’il joue sous la direction de Tom Fontana dans la sidérante série carcérale Oz, Lurie connaît les premiers signes de ce qu’il diagnostiquera plus tard comme la maladie de Lyme. Frappé par de violentes crises qui lui rendent la musique presque impossible (il est toutefois, à la surprise générale, parvenu à donner une suite, The Asylum Tapes, au Greatest Hits de son alter ego africano-juif bipolaire, Marvin Pontiac), et la fréquentation des plateaux de cinéma semblable à une torture, Lurie se confine dans son appartement new yorkais et se réfugie dans la peinture. 

Le cauchemar ne s’arrête cependant pas là. Un article du New Yorker de Tad Friend du 9 août 2010 et intitulé Sleeping with Guns revient sur la fin des années new-yorkaises de Lurie et sa disparition en forme de fuite – s’ajoute à l’horreur de la maladie de Lyme l’extravagant (et finalement très triste)  récit d’une bromance (de celle qui connaissent des séances de coupage de cheveux à trois heures du matin) qui va virer à la querelle paranoïaque (déplacements intermittents, sollicitation de détectives privés et d’experts en sécurité). Malgré l’affreuse vision d’une vie qui s’effiloche, on songe un peu aux Tex Avery où on voit le Loup quadriller une map monde entière pour échapper à Droopy, et même à ce vieux jeu vidéo injouable, Spy V.S. Spy – de fait, de John Perry (le bro en question de Lurie, artiste-peintre au physique de gladiateur, également pote de Steve Nash) et John Lurie personne ne saura qui des deux John, en définitif, stalke l’autre. En sommes : pur récit de disparition inexpliquée – l’enquête menée, le mystère s’épaissit.

Toutefois, en un communiqué de presse poli John Lurie et quelques-uns de ses amis proches, parmi lesquels on retrouve Steve Buscemi ou Willem DaFoe, monter au créneau pour démonter l’article du New Yorker (« We assert that the man presented in the article is not the man we know. »). Il suffit d’ailleurs de lire, l’écouter ou le voir pour s’en rendre compte.

Il faut dire qu’en termes de méprise ou d’oubli Lurie a soupé toute sa carrière. Son autobiographie parue en 2021, The History of Bones  est, à ce propos, particulièrement éloquente. Soucieux de rétablir les faits sans jamais être amer, le saxophoniste peintre rappelle pourquoi il a été, à une période, le roi incontesté (un roi pécheur) de New York. De fait, que ce soit au travers de son amitié avec Basquiat (qu’il prend, le premier sous son aile) ; son rôle de catalyseur dans les premiers œuvres de Jarmusch (qui ne lui rendra jamais l’ascenseur) ; son amitié avec Vincent Gallo, Ornette Coleman, David Bowie, Werner Herzog, Claire Denis ou encore Kazu Makino (qui quitte son Japon natale pour s’installer avec lui à NYC) ; son inventivité de tous les instants et son intégrité artistique qui finiront, avant même sa maladie, par l’isoler (même David Byrne qui devait sortir sur son label le dernier album de The Lounge Lizards,  Queen of All Ears  finit par lâcher l’affaire) on pourrait très bien dire (en tous cas c’est ce que pense très fort l’auteur de ces lignes) que John Lurie est le plus grand artiste vivant. Fidèle à lui-même, jamais vendu – la constance et le niveau d’excellence de ses œuvres sont de ces choses sans commune mesure aujourd’hui. C’était bien le minimum qu’un livre le rappelle. 

Mais par-delà toutes ces histoires que Lurie fait et toutes celles qu’il se fait, toute cette diégèse psychotique contaminante, toutes ces crises, tout ce monde qui se ligue, c’est l’accoutumance à la disparition qui se poursuit et se réalise. Quelque chose de révélateur sur son œuvre, sa Manière, se manifeste et s’accomplit ici. Et d’autant plus que n’étant plus là, il peut alors se permettre d’apparaître ailleurs, à n’importe quel autre moment, comme en témoigne cet autre chef d’œuvre tombé de nulle part : Painting with John (HBO 2020). Cette collection d’anecdotes désinvoltes qui ne pratiquent jamais l’ironie et de géniales inspirations rabbiniques, enregistrées chez lui, dans son Parnasse Caraïbe, offrent comme la vision d’un anachorète barbare qui émettrait depuis un temps immémorial – et surtout immobile – celui de l’exil artistique, là où seuls les abandonnés peuvent s’y abandonner – parce que disparaître c’est toujours un peu s’abandonner. 

« A man is mauled by a Bear / For three days he crawls bleeding / Badly until he reaches the / Outskirts of a town / He sees a group of people / And struggles to reach them / Only to discover they are / Musicians who hand him flyers / For their upcoming gigs. » (A poem by Marvin Pontiac).

 

Les titres des toiles que peint John Lurie sont trop beaux pour ne pas en citer quelques-uns :

Famous errors in hieroglyphics / It’s deeper than you think / Bison / Dismayed with humanity, he considered other life forms / Herbert was concerned Maude would notice his demons / The Monk Loved His Garden, Though Sometimes He Hated it / I have moved to a bucket inside a cave. Do not visit. Thanks / I hate to stand on line / Anchor Is Stuck Now. I Cannot Go Anywhere. Time For A Sandwich / I try to blend in everywhere / King pig turned flowers into language. This was later seen as a mistake / « Ignorance Is Not Only Not Knowing, It Also Includes Not Wanting To Know » / Some Wallflowers Are Evil / Sometimes I let my heart out for a while / Towards the end she would sit on the porch and see things that might not be there. / The King and Queen Of Upper Delightful. / The sky is falling. I am learning to live with it / Bobo didn’t believe in evolution so God turned him into a flower / America has lost its damn mind / The Skeleton In My Closet Has Moved Back Out To The Garden / The Four Chrysanthemums of the Apocalypse / This man works with seeds. Seeds are good / After she left, he would stand out in the yard at night and quietly say her name / We want the funk, And some other stuff, We want some other stuff, Just normal stuff / You Have The Right To The Pursuit Of Happiness. Good Luck With That / Man Cannot Destroy Nature, Nature Is Too Mean / Decaying blue lynx head / Photograph of someone we are not sure we remember.

My Trip To The Country. Birds Fly Up / Man Protected From Flowers By Flowers / I Am Thankful For My Skeleton. He Is Still In The Garden / Invention of Animals / Please refrain from looking at the elephant / When the giant toothbrush appeared at the edge of  town, no one was sure if it was a sign from God or just one of those weird things that happen / This would make excellent wallpaper for your children’s room / Irma had the most stellar ass of all the impalas / And to this day alchemists still carry the blue thing / Thanksgiving Has Been Cancelled. Best Wishes, The Native Americans / There are things you don’t know about / Of Course, Animals Have Souls / I can’t get chikungunya because it’s called chikungunya / No Matter Where You Go, There Is Always A Crazy Neighbor / Men going to work over flowers / Deer and Stoplight / Still Life with Disappearing Snake / The Last Thoughts Of What’s His Name / Equally Alone.

He Was Strange And So Was His Appartment

Comme l’indiquent certains titres, l’un des motifs le plus récurrent des œuvres de John Lurie (quand ce n’est pas complètement le sujet) est celui de la fleur. Tour à tour hiéroglyphes, algues, tâches, étoiles, etc…, c’est toute une flore alphabétique et presque aquatique, tout un biotope dont Lurie couvre une grande partie de ses toiles avec une délicatesse remarquable. Leur présence paraît si naturelle qu’on en parvient à penser qu’elles étaient déjà là, en germes, dans le blanc de la surface vierge ; que l’emploi particulier qu’il fait de l’aquarelle semble faire fleurir des couleurs. Il y a dans les œuvres de Lurie quelque chose de l’impossibilité de faire autrement que ce métier de jardinier des couleurs. Chaque forme préalablement imaginée éclos sous l’action photosynthétique du pinceau. Diluer, mouiller, mélanger, répartir c’est faire éclore des graines préformées de couleurs. 

Henri Matisse disait qu’Il y a des fleurs partout pour qui veut bien les voir. Chez John Lurie, conformément à la déclaration de l’illustre peintre, la peinture est l’art de faire pousser des fleurs pour les montrer ; ou plutôt, puisque tout y est fleur, elle est l’art de faire fleurir le monde, de l’”épiphaniser” en quelque sorte. Le geste revient à sa magie primitive : le pinceau se fait baguette. Une baguette comme le saxophone, dans une autre mesure l’était autrefois, puisqu’un cuivre n’est toujours qu’un vase duquel les mélodies jaillissent en bouquets de fleurs cueillies par notes.  La menace de sa disparition étant déterminée par les conditions de son apparition, c’est la même chose au cinéma : John Lurie n’apparaît pas, il fleurit.

L’intermittence, l’éphémère, cette façon d’être – comme tous bons pratiquant du swing le savent – toujours à temps, en place et en rythme, de ne jamais rien surinvestir, cette façon de ne jamais peser et de resplendir d’évidence, cette façon d’être en germe, est dans le règne naturel le monopole des fleurs. « Les plus douces choses s’aigrissent par l’abus, et les lis qui pourrissent sont plus fétides que les ronces. » (Shakespeare dans le Sonnet n°94) John Lurie sait parfaitement se garder de faner. Et si son allure bourgeonne encore c’est parce que le regard, pour compenser les termes de sa disparition qui régissent son apparition, le cueille

Se laisser cueillir est la véritable mesure des grands artistes. Prélever une fleur, c’est conformément à l’un des titres des peintures de John Lurie, prendre, mentalement, une photographie de quelqu’un dont on n’est pas certain de se souvenir. Le roi cochon transforme les fleurs en langage, dit une autre toile, mais ajoute ce qui sera plus tard considéré comme une erreur – il faut se prévenir de la prétention de faire des bouquets, ils finissent toujours par pourrir. Ce qu’il faut c’est s’abandonner pour se souvenir du chemin qui mène au jardin. 

John Lurie cultive un jardin qui ne saurait être épuisé.

ARTHUR-LOUIS CINGUALTE

Ce texte est initialement paru dans le numéro 9 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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