Powerman: l’homme qui murmurait à l’oreille d’Arthur Russell

Battery Sound Studio (crédit: Peter Zummo)

Ce foutu Lower East Side, j’ai tellement lu sur lui et écouté ses groupes que j’ai l’impression de le connaître mieux que les lotissements et terrains vagues de mon enfance. Et pourtant, son histoire plus ou moins cachée recèle encore des trésors. Par exemple, la musique de Mark Freedman, alias Powerman, collaborateur d’Arthur Russell et chantre de la meilleure musique du monde: punk à guitares côté face, dance music côté pile.

 

Pop music pour têtes brûlées

Je suis tombé sur la musique de Mark Freedman en diggant sur le compte YouTube de Commend NYC, une extension (boutique de disque, espace de création et label rééditant tout un tas de bizarreries assez géniales) d’un des meilleurs labels actuels, RVNG INTL . Ma première interaction avec sa musique a été le morceau Holi-Ol annoncé en featuring avec Arthur Russell (et pourtant toujours coincé à 300 vues). À peu près au même moment, je travaillais à un papier sur l’auteur de This Is How We Walk On The Moon justement et je trouvais ici et là quelques mentions d’un ingénieur du son/homme de l’ombre du nom de Mark Freedman. Comme je l’indiquais d’ailleurs dans mon papier , l’histoire de Russell a été beaucoup réécrite pour coller à la mythologie de la scène downtown des années 80 et pas mal de ses collaborateurs ont été un peu mis de côté pour permettre la montée en puissance d’un storytelling plus axé “Van Gogh de la dance music expérimental”. Il restait très peu de traces de l’existence musicale de Mark Freedman. Jusqu’à ce que Commend s’en mêle.

Matt Werth (le fondateur de RVNG Intl.) m’a raconté par mail comment il avait découvert la musique de Freedman et entrepris de la rééditer: 

Je crois que presque au même moment Stuart “Chuggy” Leath de Emotional Response/Rescue et James et Matt de Where To Now (deux labels anglais-ndr) m’ont parlé de Mark Freedman dans des échanges sur la musique qu’on écoutait alors. James et Matt étaient en contact avec le fils de Mark et m’ont mis en relation avec lui pour qu’on puisse réfléchir à comment préserver ensemble l’héritage de son père”. 

Quand je lui ai demandé ce qui lui plaisait dans la musique du défunt New-Yorkais, il m’a expliqué: 

Mark a écrit de la musique pop avec une tournure étrange. Je pense que c’est son approche du songwriting allié à la technologie musicale qu’il utilisait pour créer des sons et sa production ciselée qui en font un spécimen très intéressant des explorations sonores de son époque. Et de la ville où cela a été créée, New York!”

On ne saurait mieux exprimer en effet le feeling libertaire (voire franchement tête brûlée) qui se dégage de ces longues pièces tantôt dansantes, tantôt dub, composées sans aucune attention pour les diktats de l’industrie de la pop. Les 13 minutes 41 de Lost Tribe (sorti en 1983 et dont Commend a pu dégoter quelques copies originelles en bon état) desquelles surnage le violoncelle d’Arthur Russell, naviguent entre new wave, disco minimaliste, synthétiseurs froids et percussions chaudes. Un peu Kraftwerk, un peu Liquid Liquid et un peu Talking Heads. Be Your Own Hero (que vous pouvez retrouver sur l’anthologie One Man Posse) est probablement le morceau le plus accessible et intemporel de Freedman. Avec ses vocalises qui évoquent fortement David Byrne et ses rythmiques qui feront école (on croirait voir surgir James Murphy à tout instant), ce morceau plus cadré (4 minutes et des poussières) nous projette exactement au carrefour d’influences qu’était le downtown New York de l’époque: entre les expérimentations sérieuses, la fête disco et gay, le côté brut du punk et les premiers collages du hip hop. De la pop music d’ingé son en quelque sorte, qui fait certainement peur sur le papier mais qui ici exhale un truc hédoniste impalpable (et que personnellement j’adore). Pour peu qu’on ferme les yeux et qu’on oublie un instant l’époque présente et on se retrouve aisément transporté dans une petite pièce du Lower East Side où ont été écrites et enregistrées quelques pièces maîtresses de cette époque: le Battery Sound Studio. 

Arthur Russell et Vin Diesel sont dans un studio

Pendant longtemps, le grand partenaire de studio d’Arthur Russell s’appelle Bob Blank, mythique producteur et ingénieur du son qui avait fondé en 1976 le Blank Tapes Studio dans le quartier de Chelsea à New York (avant de le déménager dans le Connecticut). Après le fiasco de ses différentes tentatives de succès commerciaux (via des productions discoïdes sorties par Sire Records ou avec le projet college rock The Necessaries), Russell est au pied du mur. Régulièrement à court de cash, il se retrouve souvent face à la porte fermée du studio de Blank (à qui il finira même par vendre la voiture offerte par son père pour se payer quelques heures de mix en plus). Brouillé avec son acolyte ingénieur du son (qui sera carrément rayé des crédits de 24-24, dont j’évoquais la création dans le numéro 7), Russell va trouver un autre studio plus clément avec ses moyens financiers réduits. Le Battery Sound Studio est géré par un certain Mark Freedman, fils d’un agent immobilier à succès, qui profite des moyens confortables de son père et d’un espace qu’il lui a  mis à disposition pour lui permettre d’exprimer sa passion pour la musique.

Dans Hold On To Your Dreams (biographie d’Arthur Russell-ndr), Tim Lawrence décrit Freedman, assez durement , comme un gosse de riche accro aux gadgets technologiques de l’époque. C’est en tous cas à cet endroit que Russell travaillera (sous sa supervision) à la réalisation de son mythique World of Echo et à ses expérimentations sur la reverb qui inspireront ensuite tant d’artistes. Dans le confort de ce studio dont Freedman lui laisse régulièrement les clés pour des nuits entières de session, le compositeur prend ses aises et profite enfin d’un peu de répit.

C’est aussi au Battery Sound Studio que se produit une des rencontres les plus lunaires de l’époque. En cherchant quelques infos sur ce studio, je suis tombé sur une longue story contée sur le site Please Kill Me. Gary Lucas (membre de Captain Beefheart, connu pour avoir découvert et produit, entre autres, Jeff Buckley) évoque sa carrière de DA de label dans les années 80. Impressionné par le succès des Beastie Boys et la bourgeonnante scène proto hip hop, Lucas se met en quête d’un rappeur et tombe sur un marchand de glaces/breakdancer du nom de Mark Sinclair. Aspirant MC, Sinclair (qui insiste pour se produire sous ce nom mais ce n’est pas celui auquel vous pensez) est assez charismatique pour décrocher une avance de 5000 dollars pour bosser sur quelques titres. Lucas qui a introduit Arthur Russell à Rough Trade (rencontre qui débouchera sur la sortie infructueuse commercialement parlant de l’incroyable Let’s Go Swimming) pense au musicien pour proposer des beats à Sinclair. La rencontre ne se passe pas tout à fait comme prévu. L’alchimie entre Russell et le rappeur (qui prendra par la suite le nom de Vin Diesel) ne passe pas du tout. En cause, l’arrogance du rappeur débutant qui agace Russell au point de le pousser à jouer du marimba avec un marteau (oui, un vrai marteau) et de lui proposer des beats instables et très expérimentaux (il reste une trace en ligne de cette session et c’est aussi bizarre que ce que vous êtes en train d’imaginer). Aussi drôle que puisse être cette anecdote, elle permet de mesurer le fait que Russell n’était peut-être pas (seulement) le gentil génie incompris que l’on a décrit. Et que le Battery Sound Studio de Freedman était un véritable lieu de création, foisonnant des rencontres de l’époque. Plus ou moins improbables. 

“Kitschy yet catchy”

Il est certain que la musique de Powerman/Freedman est baignée de l’effervescence technologique du début des années 80. Matt de RVNG INTL m’a raconté que dans l’entrepôt ouvert par le fils du musicien (et qui contenait les bandes qu’il allait rééditer), il avait retrouvé deux synthétiseurs CMI Fairlight (pour “Computer Musical Instruments”), un des premiers sampleurs/stations audionumériques accessibles au grand public. Un instrument qui marqua clairement les recherches sonores de l’époque, adoré par Sakamoto ou Trevor Horn (et même Daniel Balavoine m’apprend Wikipedia). 

Le côté charmant de la musique de Mark Freedman réside en grande partie dans ces collages sonores improbables, souvent drôlatiques, qui évoquent une version parfois cartoonesque de la musique punk/funk de l’époque et sonne comme un antidote à la grisaille no wave. Arthur Russell y apparaît régulièrement car il faisait très certainement partie des murs pendant ces années d’effervescence ludique. Commend utilise sur son site la formule très adéquate de “kitschy yet catchy” à propos des morceaux assemblés sur One Man Posse. La musique selon Freedman est un grand terrain de jeu et d’expérimentations qui met sur le même plan sonorités organiques et découvertes technologiques (on imagine le chamboulement du monde musical face à ces nouvelles machines aux possibilités décuplées). Son écoute aujourd’hui est attendrissante et réserve de nombreuses bonnes surprises. Et Vin Diesel dans tout ça? Il fait toujours des films, je crois. Mais plus de musique (Dieu merci). 

ADRIEN DURAND

Merci à Matt et Commend NYC.

Toutes les sorties de Commend et RVGN INTL sont disponibles sur Bandcamp et chez vos disquaires de quartier.

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