‘Early’ black metal: l’artisanat des abysses

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe? Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. » Beauté abjecte, fascination pour la mort et nihilisme satanique: la quête du sublime teintée d’idéaux infernaux et de mélancolie de la ‘seconde vague’ norvégienne du black metal, poignée de gamins dérangés de la middle-class scandinave dont la marque noire sur la première moitié des années 90 en constituera rétrospectivement l’un des grands pics romantiques, n’aurait pu que réjouir le décadent Baudelaire. Tout a déjà été dit sur le contexte entourant la création de cette mystique malade, qui prend sa source chez les pionniers 80’s du metal clouté et hérétique (Venom, Bathory, Hellhammer ou encore Sarcofago), le shock rock (l’utilisation de maquillage expressionniste) et le punk pour en repousser les limites dans un glaçant cas de vie qui imite l’art (suicide, meurtres, incendies d’églises). 

Si ses codes esthétiques continuent aujourd’hui de déborder de leur source souterraine, récupérés depuis une vingtaine d’années par, en vrac, Harmony Korine, Vice, l’art contemporain, la mode et la nébuleuse Internet jusqu’à n’en devenir plus qu’un condensé grossier de motifs académiques (logos illisibles, croix inversée et pentacle, corpse paint), le black metal tel que l’ont façonné Darkthrone, Burzum ou Mayhem renferme un caractère énigmatique et une aura que finalement très peu d’autres groupes auront réussi à reproduire. 

Au coeur du secret alchimique de cet art bien plus sophistiqué qu’il n’y paraît, il y a bien sûr ces plongeons dans l’au-delà (Mayhem) et le crime (Burzum, Emperor, Thorns – Darkthrone s’illustrant eux brièvement dans le simple « malentendu » politique), désormais indissociables de sa puissance d’évocation maléfique et mythologique. Mais surtout une éthique de création radicale, génératrice d’un potentiel atmosphérique unique, désespéré et malsain, dont la misanthropie frôlant parfois l’insoutenable ouvrirait une brèche sur les ténèbres autrement plus « pure » que ne saurait le faire le death metal, genre alors abhorré par la bande du Helvete à Oslo (le magasin de disques de Euronymous, la tête pensante de Mayhem et auto-proclamé architecte du ’true’ black metal) pour son luciférisme de pacotille et ses bermudas, ses productions lisses ainsi que des démonstrations techniques anticlimax. 

C’est peut-être dans cette forme de dandysme que réside le paradoxe le plus intéressant de ces délinquants satanistes, dont la recherche exigeante d’un sentiment de transcendance se déploie dans l’alliage de la majesté et de la pourriture: célébrant une pauvreté formelle absolue, ces disciples d’un DIY dégénéré privilégient en effet les conditions d’enregistrement les plus primitives possibles (le magnétophone quatre pistes et le micro unique, alors l’apanage des folkeux lo-fi à la Sebadoh plutôt qu’un canon traditionnel du metal extrême) afin de rallier les rives de l’autre monde, offrant ainsi un écrin d’une étrangeté inhumaine à ces plages sonores haineuses, froides et abyssales comme les eaux du Styx. 

Relayée par une iconographie s’éloignant également du teen appeal un peu cartoon de l’illustration horrifique classique présente dans la plupart des courants metal (et prenant sans doute comme point de référence la couverture minimaliste et mystérieuse de l’album The Return du maître Bathory), la beauté méduséenne de ces hurlements spectraux s’habille d’images austères visant à effacer toute trace de culture urbaine et de temporalité contemporaine, allant puiser dans les dessins et gravures romantiques du 19ème siècle des visions macabres ayant plus à voir avec Dante ou le mythe nordique que Tales From The Crypt et Brain Dead. Et quand les musiciens apparaissent eux-mêmes sur leurs pochettes (principalement Darkthrone), présences fantomatiques aux yeux cernés de cendre émergeant des profondeurs d’une photocopieuse Xerox, leur émanation évoquerait plutôt le tourment d’un Munch en pleine fantasmagorie gothique que l’émulation démoniaque enfantine de Gene Simmons et King Diamond. 

Comme un retour vers une ‘âme norvégienne’ imprégnée de paganisme, la nature occupe un rôle esthétique essentiel chez ces jeunes gens maudits (la plupart avaient à peine 20 ans au moment d’enregistrer leurs futurs classiques), à la fois véhicule poétique, lieu de communion avec les forces obscures autant que le symbole d’une culture originelle purifiée de sa christianisation ainsi que de tout élément extérieur jugé impur (les positions suprémacistes à peine masquées suivront évidemment, notamment chez Varg Vikernes, le génie meurtrier derrière Burzum récemment reconverti en Youtubeur maniaco-survivaliste).

C’est dans le fantasme de paysages grandioses et désolés à la Friedrich que ces guitares tremolo ‘vent de chagrin’, signature stylistique popularisée par Burzum et Darkthrone, dessinent leur écho labyrinthique affligeant de tristesse, complainte d’ange déchu survolant des abîmes de sauvagerie tendant à l’abstraction (les batteries sous-mixées et approximatives des productions ‘necro’, dont le tempo frénétique en vient presque à s’annuler lui-même). Malveillant jusqu’à un point inégalé, volontairement monotone et suintant la folie, le black metal ayant émergé de cette parenthèse magique reste encore aujourd’hui une expérience autant éprouvante que mystique, qui continue à fasciner par delà la récupération de son imagerie et la caricature. Les principaux intéressés eux restent les gardiens de la sève du Mal en dépit (grâce?) d’une activité générale interrompue dès 1993-1994 (bien que les sorties respectivement en 1995 et 1996 de Panzerfaust et Filosofem en constituent un épilogue en tous points remarquable), le cercle noir se désagrégeant immédiatement suite à la disparition intriquée de ses figures les plus notables (Euronymous assassiné, Vikernes, Faust et Snorre ’Blackthorn’ en prison) et une exposition médiatique en contradiction avec les principes élitistes de ces artisans touchés par la grâce du diable. Petit tour d’horizon subjectif à destination des néophytes.

 

Darkthrone – Under A Funeral Moon (1993)

Pour certain.e.s, le postulat définitif du black metal commence et s’arrête avec ce disque effrayant de méchanceté – et c’est probablement le cas. Dès la mélodie 8-bits hantée du vénéneux Natassja in Eternal Sleep et ses gargouillis saccadés éructant des psaumes impies, la sensation cauchemardesque d’être pris au piège dans une toile d’araignée vient confirmer les promesses d’une pochette hallucinée, laquelle revisite l’image archétypale du premier Black Sabbath et sa présence maléfique paralysante pour en troquer la rouille automnale contre les profondeurs boisées de la nuit norvégienne. Agression occulte, laideur cosmique et sonorités presque viscéralement repoussantes: Darkthrone proclame ici son allégeance ‘necro’ aux pères de la brutalité primitive et signe la naissance d’un nouveau style, dont le feeling DIY impeccablement dosé distanciera toujours le groupe de ses suiveurs. Un disque maudit, qui suscite autant l’aversion que l’attirance morbide, à aborder comme une véritable oeuvre d’art. 

 

Darkthrone – Transilvanian Hunger (1994) 

Dernier volet de la ‘Unholy Trinity’ de Darkthrone, Transilvanian Hunger propulse le style necro du groupe (désormais réduit au duo Fenriz / Nocturno Culto) vers de rares sommets d’aberration sonore et de désolation. Ouvrant sur le riff magnifique (sans doute l’un des plus marquants du black metal) de son morceau-titre, l’album n’en déroulera pendant 40 minutes que des variations à peine remaniées, parfois simplement joué à l’envers ou tronqué d’une de ses parties, créant ainsi un dédale froid de nihilisme hypnotique qui, couplé à une non-production ensevelie dans le blizzard, en offre paradoxalement une écoute plus contemplative que celle de son vicieux prédécesseur. Quant à sa pochette, portrait de Fenriz au candélabre dévasté par des passages successifs à la photocopieuse pour n’en laisser apparaître plus qu’un visage grimaçant et surexposé, elle est tout simplement devenue la plus iconique du genre (ainsi qu’un modèle de t-shirt dépassant le strict cadre des initié.e.s, à l’instar du Goo de Sonic Youth).

 

Thorns – Grymyrk (1991) 

Si le Necronomicon était une musique, cet artefact énigmatique pourrait en être la sombre matérialisation. À l’origine une simple cassette de riffs et d’idées à destination des membres de son groupe, cette démo de Snorre Ruch, l’homme qui eut la malchance de conduire Varg Vikernes de Bergen à Oslo dans son expédition sanglante chez Euronymous, aurait largement circulé parmi la communauté black metal pour en inspirer le jeu de guitare tremolo typique et ses suites mineures infernales. Collage abstrait de fragments de guitares rampantes, symphonie lo-fi de magma noir proche du drone, ce qui ressemblerait au rêve de Sunn O))) a été résumé de manière finalement tout à fait pertinente par un utilisateur Youtube en ces termes: « Even for black metal, this is dark. » 

 

Mayhem – Live in Leipzig (1993) 

Unique album officiel (et posthume) de Mayhem avec son chanteur légendaire Dead, suicidé à 22 ans en 1991, ce concert enregistré en 1990 capture la folie et l’aura surnaturelle du mystérieux vocaliste suédois, figure quasi (anti) christique canonisée modèle de perfection pestilentielle (son obsession des animaux morts, qu’il inhalait dans un sac avant de monter sur scène afin d’être imprégné du parfum de l’au-delà) et référence vocale ultime. Ses performances intenses, qui incluaient scarifications au couteau de chasse et harangues possédées à l’aide d’un grand crucifix inversé, ont fortement contribué à élever la réputation de Mayhem (qui interprète ici les futurs classiques de De Mysteriis Dom Sathanas, premier ‘vrai’ album malheureusement enregistré et sorti trop tard en 1994) et à imposer l’influence du groupe sur le développement du black metal dans son ensemble.

 

Emperor – Emperor (1993) / As The Shadows Rise (1994 )

Convertis au black metal par Euronymous à force de traîner dans les rayons du Helvete (le batteur Faust y travaillait comme vendeur), les membres d’Emperor se différencieront de leurs pairs en incorporant des nappes de clavier à leurs compositions tiroirs, dont les accents baroques paveront la voie dite ‘symphonique’ aux Cradle Of Filth et autres propositions geek-compatibles. Épique et dense à l’image des gravures de Gustave Doré utilisées sur les pochettes de ses premiers EPs, Emperor parviendra à canaliser le caractère hystérique et un peu brouillon de ses débuts sur son premier long format In The Nightside Eclipse (1994), chef d’oeuvre aérien de fantasy hivernale apocalyptique, furieux comme la Nature se déchaînant sous les trompettes glorieuses du Jugement Dernier.  

 

Burzum – Aske (1993)

Lorsque Varg Vikernes aka Count Grishnackh fait son apparition au sein du cercle du Helvete, c’est un nouveau palier de radicalité tant musicale qu’idéologique qui se franchit sous son influence grandissante, débouchant fatalement sur une guerre d’egos à l’issue dramatique désormais bien connue (le meurtre du guitariste de Mayhem, poignardé à 23 reprises en Août 1993 par le flegmatique Vikernes). Extrémiste à tous points de vue (c’est lui qui aurait largement initié les incendies d’églises, notamment celui de Fantoft, exécuté par ses soins et dont l’évidence du crime illustre fièrement la pochette de Aske), le comte assassin et son one-man band Burzum déploient un art de la misanthropie conviant râles d’agonisant et guitares droites et martiales, arme de torture psychologique pure dont l’effroi émotionnel suscité pourrait se lire comme un reflet de l’esprit dérangé de son créateur. À noter le génie marketing du premier pressage de Aske – littéralement ‘cendres’ en Norvégien -, qui s’accompagnait d’un Zippo promo à l’effigie de sa pochette. 

 

Burzum – Filosofem (1996) 

Sorti pendant ses premières années de détention mais enregistré début 93, Filosofem démontre l’étendue du talent de Vikernes et son autorité sur une forme qu’il a su faire évoluer durant un temps d’activité éclair pour en produire l’une des oeuvres les plus ultimes. Pierre angulaire de ce qui deviendra le black metal dépressif, cet album aux sonorités synthétiques glaciales, noyé de saturation jusqu’à en évoquer une sorte de mausolée aquatique (le résultat de guitares volontairement enregistrées sur un ampli Marshall de poche et une voix hurlée dans un casque), voit Burzum ralentir ses tempos et s’aventurer dans l’ambient qui caractérisera ses disques suivants bricolés en prison (on ne lui autorise alors qu’un synthétiseur). Glauque, métaphysique, album-trip d’une puissance de malaise inouïe, Filosofem offrira même au black metal un hit inattendu avec le désormais classique Dunkelheit et ses arrangements de comptine à priori inoffensifs, mais qui, à l’image de l’illustration champêtre de Theodor Kittelsen trônant en couverture, semblent contenir toute la terreur sourde des pires menaces divines. 

 

Fanzines 

Relais, communauté et inventivité vernaculaire: comme dans toutes les scènes underground pré-Internet, les fanzines black metal font office de ciment et de diffusion essentiels autant qu’il contribuent à l’élaboration d’une esthétique globale. L’aventure Slayer Mag, commencée dans les années 80 en plein boom death metal par le norvégien Jon ‘Metalion’ Kristiansen, proche du camp Mayhem, pour se terminer 25 ans plus tard, en est l’un des exemples les plus admirables, certaines couvertures (comme celle du volume X par exemple) devenant des témoignages historiques presque aussi importants que les pochettes des disques de ses idoles. Phénomène dépassant la Scandinavie et couvrant autant le reste de l’Europe et les Etats-Unis (dont le zine Descent édité par un jeune Stephen O’Malley) que l’Amérique du Sud et l’Australie, le fanzinat BM offre également une bulle de dédramatisation parfois étonnante au regard de l’aura de cette scène avec ses interviews candides, l’humour et évidemment les gossips qui caractérisent ces objets handmade attachants et merveilleux.


JULIEN LANGENDORFF

Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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