photo: Zoé Chauvet
On a tendance à l’oublier ces temps-ci mais Internet est (aussi) un formidable moyen pour rencontrer des gens. Ça paraît un peu candide dit comme ça mais lancer un média est un projet avec un paradoxe étrange: celui d’être à la fois tourné vers la collectivité et foncièrement solitaire (au moins à la base). Les mois avançant, on navigue dans le bruit de fond (celui de la vie réelle amplifié jusqu’à un volume insupportable par la sur-communication de notre culture digitale) et au milieu de la foule virtuelle, on distingue des gens avec qui on se trouve des accointances, des points d’accroche, une envie de dialoguer. Et puis parfois, on se croise dans la vraie vie. C’est ce qui s’est passé avec Apolline Bazin qui co-gère le média en ligne Manifesto XX1 (dont certaines collaboratrices écrivent régulièrement pour Le Gospel et qui a diffusé certains des articles du zine papier).
Si une bonne génération nous sépare, j’ai retrouvé chez elle une vraie passion des médias et une quête constructive de déconstruction (ou un truc comme ça). Je suis toujours curieux de connaître le parcours des gens qui décident à un moment de consacrer une grande partie de leur vie à écrire et créer leur propre plateforme plutôt que chercher à rentrer dans un moule existant. Voici une chouette conversation qu’on a eu tous les deux cet automne à Paris.
Tu peux nous raconter un peu d’où tu viens?
Je suis née en Touraine en 1994. J’ai grandi à la campagne. J’ai mis du temps à m’intéresser à la musique, à me sentir bien dans cet univers. J’étais plutôt portée sur les arts visuels. J’ai eu des supers profs au collège, qui m’ont beaucoup marquée (gloire aux profs qui essaient d’amener une ouverture à la culture qui n’existe pas forcément quand tu grandis à la campagne). Mes parents étaient très protecteurs et me coupaient pas mal Internet. Je me suis fait ma culture musicale quand j’ai hérité de la voiture de ma mère à 18 ans et de sa collection de cassettes: Simon & Garfunkel, Dire Straits, Sting, Gainsbourg (que je n’écoute plus pareil après avoir découvert le concept de « culture du viol »). Des trucs que j’affectionne encore aujourd’hui. Plus qu’Internet, j’ai eu accès à la musique par les chaînes de clips et le hit-parade. L’arrivée de Lady Gaga c’était quelque chose. Je me souviens très bien aussi de « Je veux te voir » de Yelle, même si je n’avais pas encore accès au sous texte. Quand je l’ai interviewée l’année dernière, j’ai clairement réalisé que cette chanson faisait partie de mon éveil féministe, ça a été un modèle de féminité drôle et badass.
Comment es-tu passée à l’écriture ?
J’ai beaucoup lu et je lis beaucoup encore. Je suis un peu l’archétype de la première de la classe et comme la culture française valorise beaucoup l’écrit, c’est assez logique de finir par « prendre la plume » (enfin plutôt se saisir du clavier). Ma mère m’a toujours acheté des magazines et à l’adolescence, je lisais beaucoup de presse, je voulais faire une école de journalisme. J’ai eu mon bac en 2012. J’ai beaucoup été marquée sur le plan personnel par la crise des subprimes. Mes parents travaillaient pour Pfizer, et à peu près à la même époque, ils ont vécu un licenciement économique. Ça a été un moment marquant, d’urgence, le secteur culturel est passé au second plan et je suis rentrée à Sciences Po Rennes. Là bas, J’ai rencontré Costanza (Spina, fondatrice et directrice de la publication de Manifesto XXI-ndlr). J’étais en deuxième année, elle était deux promos au-dessus de moi. On ne se connaissait pas avant cette grande aventure. Avec une amie on avait déjà remarqué le personnage à la BU – impossible de manquer cette petite lesbienne brune avec son accent sicilien et son charisme – avant qu’elle ne vienne faire une annonce pour la création du média dans notre amphi. Je suis venue à la toute première réunion Manifesto et nous voilà huit ans plus tard. A l’époque on avait le point commun absurde de vouloir afficher un certain style vestimentaire à l’école et on était les deux seules dingos à porter des chapeaux (elle en avait un à bord large type Santiago et moi j’avais un melon). La mode était quelque chose d’important dans les toutes premières discussions du media, c’est là que j’ai entendu parler pour la première fois d’i-D, de Dazed et de pleins d’autres titres de presse anglaise. J’étais émerveillée de découvrir tout ça.
C’est Manifesto qui m’a donné envie de passer à l’écriture. Avant ça, je trainais pas mal de problèmes de confiance en moi. Dans le même temps, Internet a changé ma vie quand j’ai découvert aussi Cheek ou Slate. J’ai commencé à faire mes premières piges (chez Konbini ou Fubiz notamment), et il y a deux ou trois ans j’ai fini par écrire pour Les Inrocks et Slate. Ce n’est pas nécessairement facile d’avoir accès à ce milieu quand tu n’en connais pas les rouages, et en particulier quand tu n’as pas fait d’école de journalisme.
A Manifesto XXI, au début, on a été beaucoup encouragées par des attachées de presse, je pense à Maud Scandale, Melissa Phulpin, qui ont joué un rôle dans l’idée qu’on puisse s’accrocher et développer le projet. On doit beaucoup au regard bienveillant de professionnelles du milieu de la musique.
A quel endroit vous vous positionnez aujourd’hui avec Manifesto XXI ?
On est un média culture queer féministe. Quand on a commencé, on avait envie de traiter sérieusement de mode, de culture, de poser des questions qui soient prises au sérieux. Ensuite, on a affirmé les choses assez naturellement. Par exemple, la question du genre n’était pas évidente au début dans la musique. C’est un combat qui est arrivé progressivement et qui a été nourri par des lectures, des recherches. Il y a un article qui est sorti il y a quelques années sur Le Parterre “pourquoi ta meuf ne parle jamais de musique avec toi” qui explique bien pourquoi on construit ses goûts de manière genrée. C’est passionnant. Aujourd’hui, j’ai confiance dans mes goûts musicaux, mais j’y suis arrivée en passant par des questions de société.
On a toujours revendiqué cette approche transverse à Manifesto. C’est peut-être pas très digeste de le dire comme ça mais c’est un marqueur de notre approche. Ce qui compte c’est d’avoir un point de vue et de le transmettre. Personne n’a un master de journalisme musical ou de mode. Le but de Costanza était de relier le côté défricheur de la presse UK (i-D UK par exemple) et la culture du débat à la française. Avec aussi une certaine insolence qu’on a hérité de Brain ou Vice, et qu’on a cultivé avec nos colères et notre humour légendaire. Et ça, on en a besoin car il y a un contexte de lissage général, je trouve.
Comment se manifeste ce « lissage » justement selon toi ?
C’est surtout une réflexion sur l’esthétique visuelle, mais ça s’applique aussi à la musique. Instagram a contribué à l’émergence d’une certaine esthétique, pour le meilleur mais aussi, évidemment, pour du moins bon. D’un côté, la plateforme a permis à de faire connaître des créateurices et quelque part je pense a contribué à la popularisation de la notion de female gaze. Il y a eu, en partie, un match intéressant entre une génération d’artistes et ce moyen de diffusion. Mais depuis deux ans j’ai aussi l’impression que tout se ressemble et qu’on tourne en rond (le Covid n’arrange rien mais il a bon dos, ce n’est pas le vrai sujet). Avec le revival années 2000 qui n’en finit pas, j’ai l’impression qu’on ne cherche pas beaucoup à inventer quelque chose de nouveau ou de différent dans les images. On ne cherche rien de plus que ce qui va faire « bien ». Les jours où je suis grincheuse, ça me désole. Les jours où je suis optimiste, je me demande quel va être le prochain grand bouleversement artistique.
En tout cas, je me demande si on sera un jour encore capable d’apprécier des choses sans que notre perception soit déformée par l’effet de halo induit par les chiffres d’un following sur les réseaux sociaux, des likes ou un nombre de streams.
Dans ce contexte, j’enfonce une grosse porte ouverte, mais il y a d’autant plus besoin d’endroits (médias et espaces) où on éduque le regard et la pensée selon d’autres critères que la popularité ou le choix des algorithmes. Le rôle des journalistes pour moi est encore plus de savoir repérer et encourager des jeunes talents, et d’apporter des analyses inédites. C’est aussi d’aller à la rencontre de ces lecteurs, de manifester son rôle de « passeur » en créant des conversations avec celles et ceux qui lui accordent leur attention. Le rôle d’un journaliste, a fortiori culture, aujourd’hui n’a de sens et d’intérêt que s’il est ancré dans la vie d’une communauté. Personnellement, j’aimerais affirmer encore plus de choses et cultiver un peu de l’insolence dont je te parlais, en mettant plus les pieds dans le plat quand nécessaire ou en nommant des contradictions.
Vous êtes toujours un média gratuit et en libre accès, c’est quelque chose que vous défendez ?
Moi j’aime la générosité du truc accessible sur Internet, qui m’a permis de découvrir plein de choses. Clairement si je n’étais pas tombée sur la fiche Wikipedia de Nadia Daam qui n’a pas fait d’école de journalisme mais qui écrivait pour Libération et Slate, je ne me serais jamais dit que je pouvais le faire. Par contre, il est aussi temps de faire comprendre aux lectorats que le libre accès des articles a un coût, et qu’il faut pouvoir le rémunérer d’une manière ou d’une autre. C’est vital, surtout pour une meilleure reconnaissance du travail des femmes journalistes et autrices.
Et sur le plan économique, comment vous débrouillez-vous ?
C’est beaucoup de DIY (rires). Au quotidien maintenant, on est 8 dans le bureau pour gérer le planning des publications, l’édition, les partenariats etc. Après il y a une dizaine de rédactrices et rédacteurs qu’on réunit tous les 15 jours en musique, tous les mois en société. On n’a jamais fait de business plan. Au printemps prochain, ça fera huit ans qu’on existe, avec notre quota d’adrénaline et nos descentes en enfer. On a envie de s’inscrire dans la durée et ça veut dire sûrement changer de structure, de mode de fonctionnement. On commence à gagner de l’argent avec des partenariats, principalement grâce à des gens qui sont venus nous chercher. Ça n’a jamais été très calculé avant, mais on est en train de le développer. Des fois, c’est un peu dur mais la manière dont j’essaie de voir les choses aujourd’hui c’est que tout ça c’est un prologue et qu’on va pouvoir jouer les cartes qu’on a en main maintenant pour devenir plus solides. L’économie des médias, c’est un sujet passionnant qui devrait être beaucoup plus politisé.
Vous pensez à ce qui peut se passer si vous ne trouvez pas de nouveau souffle sur le plan financier justement ?
Oui on a pu en parler à des moments avec Costanza. Ça fait partie de la maturité de penser à la fin parfois, c’est un exercice intéressant, pour repartir de plus belle. Avoir un média est un sacré sacerdoce mais malgré la difficulté on a toujours envie de faire ça de nos vies. En fait, je pense qu’on l’a déjà trouvé ce « nouveau souffle ». On a réussi à maintenir une présence régulière, à renouveler nos équipes. Il y a plein de choses qui fonctionnent bien mieux qu’avant. Mais la réalité c’est aussi que Manifesto est porté par des filles qui ont un autre métier pour vivre ou qui sont des freelances précaires, le prochain souffle c’est celui de dégager assez d’argent pour que nous puissions investir plus de temps. Si vraiment on ne le trouvait pas, on passerait peut-être autre chose mais avec panache j’imagine. Par exemple, j’ai trouvé ça bien que Retard Magazine ait dit à un moment “ok on arrête, on va faire une fête de fin et voilà”. En tout cas, on sait ce qu’on doit à Manifesto XXI et ce qui nous fait persister, c’est précieux. Les amitiés riches intellectuellement et les liens que j’y ai fait m’ont donné l’impression de trouver ma place dans le monde. C’est aussi la beauté du DIY: des fois tu te dis que tu as mis un costume trop grand et des fois tu te félicites que des gens adhèrent au costume trop grand (rires).
J’ai envie de croire qu’on est qu’au début de notre histoire. Je pense qu’on voudra rester en accès libre, en développant les partenariats commerciaux. On le fait déjà avec les institutions comme le Mucem ou la Gaîté Lyrique. Avec les marques, on va apprendre. Et puis il y a l’évènementiel, la formation, je pense qu’on peut vendre ce qu’on sait faire… Puis peut-être choper enfin des subventions. On est sur la bonne voie, je suis très déterminée à passer un cap, et notre équipe de choc aussi.
Qu’est-ce qui te donne envie d’interviewer des gens?
Tout dépend de si c’est moi qui vais chercher la personne ou si on me propose la rencontre. Je pense que mes interviews sont moins bonnes quand il n’y a pas de contraintes ou de challenge. Je me prends plus les pieds dans le tapis quand j’interviewe des gens que j’admire. C’est presque mieux quand il y a une certaine distance. Après dans Manifesto, on a envie de donner un temps de discussion, qui est précieux, à des gens peut-être moins visibles. On essaie de faire des “coups” évidemment mais je crois qu’avec le temps et l’expérience, j’ai envie d’aller vers des choses plus piquantes, moins évidentes, peut-être plus controversées. Évidemment, on réfléchit au potentiel d’audience de certaines interviews. Parce qu’on veut grandir, et qu’on réfléchit aussi à se donner des challenges en allant chercher des personnalités fortes (comme Paul B. Preciado par exemple). Mais ce n’est pas notre seul critère pour décider de faire ou non une interview.
Je suis très contente de ma rencontre avec Nova Materia par exemple. J’aime leur approche des choses, et je trouve que la cohérence de leur parcours impose le respect. A paraître, j’ai une longue discussion avec u.r.trax qui m’impressionne beaucoup par sa détermination et son talent. Et sinon, j’aurais vraiment beaucoup aimé discuter avec Amy Taylor d’Amyl & the Sniffers aux Transmusicales. C’est sans doute un challenge mais Comfort To Me m’a donné beaucoup d’énergie cet hiver.
En te répondant, je me rends compte que je suis horrible en entretien. Ça va être la créature de Frankenstein, cette interview une fois assemblée.
Non pas trop en fait.
5 Morceaux choisis par Apolline.
ADRIEN DURAND