Slipknot: les tordus ninjas

 

Dans les années 1990, les musiciens de la génération grunge ont opéré un changement majeur dans la façon de se présenter au public. Il n’était plus question de divinités rock’n’ roll ou de modèles de perfection inatteignables. Après l’électrochoc imposé par Kurt Cobain et Nirvana, il est devenu acceptable de dégueuler ses traumatismes à la face du monde. Le cri primal se présentait comme une manière d’exorciser une vie souvent difficile et un angoissant instinct de mort. Après eux, la musique saturée, “violente”, expulsera la noirceur avec une énergie adolescente et désespérée. Et la jeunesse pourra trouver une voie alternative au schéma viriliste du metal technique ‘80’ et du hard glam ultra sexualisé. Il ne faudrait cependant pas oublier l’apport discret quoique déterminant du black metal (dont on retraçait les premières heures dans le numéro #7 du zine) qui aura mis en musique une misanthropie extrême. Apparu à la fin des années 1990 dans le sillage du mouvement neo metal, Slipknot se place exactement à la croisée de ces trois chemins, convoquant la franchise du grunge, la technicité du metal américain historique et une science de la mise en scène morbide du black. Un mélange ultra radioactif qui va rencontrer rapidement un succès phénoménal et donner une image révélatrice de l’état du monde au début du XXIème siècle. 

 

Naissance du virus

L’idée du groupe germe dans l’esprit d’un certain Shawn Crahan en 1992 à Des Moines, Iowa sur un nid de vipères: celui du deuil de son oncle assassiné lors d’un rituel d’initiation organisé par un gang. A l’époque, Des Moines, aussi éloigné que possible des grands centres urbains sur lesquels déferlent le grunge, est encore imprégné de la culture hair metal. Peu de groupes s’y arrêtent en tournée et les ados du coin doivent souvent se contenter des formations locales ou des tribute bands à Megadeth et Guns’N’Roses. Crahan, qui sort de la fac avec un diplôme de “creative writing” décide, en réaction, de monter un groupe qui mélangerait tous les styles qui lui plaisent alors, du metal extrême au jazz en passant par les musiques électroniques industrielles. The Pale Ones est une première mouture du groupe, née de séances de jam avec des musiciens locaux. Il sort en 1996 le titre Slipknot avant de changer de nom et de faire des expérimentations sur les percussions sa marque de fabrique. Crahan est impressionné par Corey Taylor, beau gosse hâbleur et fêtard invétéré qui chante dans le groupe Stone Sour. Il menace de lui péter la gueule s’il ne rejoint pas son groupe. Le 24 août 1997, celui-ci monte pour la première fois sur scène avec Slipknot au Safari Club que Crahan a racheté quelques mois plus tôt. 

La vidéo récemment uploadée sur Youtube de ce premier vrai concert de Slipknot offre une vision cauchemardesque (au premier et au deuxième degré d’ailleurs). Une sorte de batucada metal est jouée par un gang dont les membres oscillent entre le braqueur fauché (Crahan porte un masque de clown), le tueur en série de navets ‘80s et l’amateur SM. Taylor, nimbé d’un charisme infernal, éructe d’une voix puissante et juste qui surnage d’un chaos de guitares saturées, de samples, de cymbales assourdissantes et de grosses caisses suraiguës piquées dans les disques de black metal norvégiens. Ca ne ressemble à rien de connu et c’est malaisant au point de devenir fascinant. La Bible Belt (nom donné à la région du Sud des Etats-Unis ultra conservatrice et protestante) a trouvé son antichrist. Il ne singe pas les musiciens des grandes villes, bien au contraire. C’est un virus qui s’apprête à infecter le monde entier. Agissant comme de lointains syndromes post-traumatiques de Shawn Crahan, les membres de Slipknot, désormais au nombre de neuf, adoptent des combinaisons de travail et des masques effrayants. Ils optent pour des numéros en guise de noms et travaillent à leur premier disque avec une détermination obsessionnelle. Le scénario de film d’horreur prend vie une dizaine d’années avant la sortie de The Purge. Dans le monde de Slipknot, tout est permis pour dégueuler la face sombre des laissés pour comptes qui vivent dans le trou du cul de l’Amérique.  “All you fuckers care about what happens in this goddamn town” saluait Corey Taylor lors de sa première apparition scénique en soutane. La revanche des péquenauds est en marche.

People= Shit

Avant les réseaux sociaux et la généralisation de l’Internet, il n’est pas facile d’attirer les pontes de l’industrie à 1500 miles de Los Angeles. Slipknot réussit tout de même à faire venir le producteur qui monte à la fin des années 1990 pour assister à des répétitions dans son trou perdu de l’Iowa. Ross Robinson, qui vient de produire Korn, Sepultura et Limp Bizkit, s’entiche du groupe et les invite dans son Indigo Ranch sur les collines de Malibu. Le producteur s’assure que le groupe ne perde pas sa hargne en grillant au soleil californien. Il leur passe le film Gummo d’Harmony Korine  (“une véritable œuvre d’art”) pour les reconnecter au milieu dans lequel ils ont grandi. Puis place Taylor dans la cabine d’enregistrement pour mettre sur bande ses voix. Le chanteur y trouve des restes d’animaux morts ainsi que le sang et le vomi séché de Casey Chaos, le leader du groupe Amen passé quelques jours auparavant par le studio. Le groupe enregistre son premier album comme il jouerait un de ses concerts. Le résultat sonne comme une version surboostée du néo metal en vogue. Il est plus violent, plus rapide mais pas moins accrocheur: il se paie même le luxe de deux singles qui passent en radio (aux USA du moins). A l’arrivée, il y a une certification de disque de platine (la première pour Roadrunner Records) puis un deuxième album, Iowa, qui se vend à 3 millions d’exemplaires. 

C’est en tournée, à la force de concerts extrêmes, que le groupe va conquérir le cœur des ados et fans de metal du monde entier. Avec une simplicité de slogans qui peut prêter à sourire et ressembler à du Nietzsche simplifié pour les fans des Simpson (“People=shit”), Slipknot recrute des cohortes de fans (désormais surnommés “maggots” soit “asticots”) avec une proximité étonnante pour un groupe qui paraît si misanthrope et anonymisé. Et pourtant, c’est probablement son plus grand coup de génie marketing. En cachant leurs visages et en se présentant comme les vengeurs masqués des white trash et autres lone wolves incompris, le groupe et ses neuf membres ouvrent pleinement leurs bras à ceux qui souhaitent s’identifier à cette vision “fun” du désespoir.

Les uniformes et un sens de la mise en scène qui se place à égale distance de Jackass et des films de John Carpenter font le reste. Leur histoire s’écrit dans la subversion: le batteur Chris Fehn (aka “Dicknose”) encourage ses fans à branler le nez de son masque de Pinocchio quand Clown sniffe des animaux morts avant de vomir dans son masque au début des concerts. Des légendes qui s’échangent dans les cours de récré du monde entier et poussent les gamins à faire la queue pour les séances de “meet & greet” auxquelles le groupe s’adonne pendant des heures sans rechigner, à la différence de leurs collègues superstars qui boudent ces séances de dédicace. L’Antichrist est accessible et emmerde le monde des adultes à l’image du DJ du groupe, Sid Wilson, qui défèque dans le studio d’Howard Stern pendant une interview live. Personne ne l’a vu venir mais loin des plus sophistiqués Trent Reznor, Jonathan Davis ou Chino Moreno, c’est un groupe de bouseux qui emporte la mise avec une musique hallucinante de violence et un emballage de comic book dystopique. 

 

“L’autre Amérique”

 

Si Slipknot a séduit tant de gens ces vingt dernières années, c’est peut-être aussi car il offre une vision (certes effrayante) mais profondément humaine, pétrie de contradictions auxquelles tout un chacun peut s’identifier. Les sentiments partagés de ses membres pour la région qui les a vu naître illustrent parfaitement cette idée.

Crahan racontait ainsi au Guardian en 2002: “L’Iowa c’est mon truc, mec. Je viens de là, ça a une empreinte sur moi. C’est ma boîte de Petri (dans laquelle on met les cultures en microbiologie-ndr). Je suis né, j’ai été élevé, je me suis marié ici. Putain, j’ai eu une femme et trois enfants il y a tellement longtemps maintenant (il s’est marié à l’âge de 23 ans, les enfants suivant peu à peu-ndr). Mais j’ai toujours su que Slipknot allait être énorme, Les choses arrivent si tu les laissent arriver.” Slipknot, à l’image de beaucoup d’américains, cultive une identité contrariée qui vit comme une malédiction son milieu d’origine, souhaite s’élever dans la société (en suivant toujours l’injonction de réussite du monde capitaliste) mais revendique en même temps pleinement les contours dessinés par la région qui les a vu naître. 

Corey Taylor, lui,  explique (toujours au Guardian en 2002):

“Slipknot est une réaction à l’Iowa, c’est pour ça qu’on a appelé notre disque comme ça (2e album sorti en 2002-ndr). L’Iowa est un endroit difficile, plein d’amertume, le pire endroit où grandir dans la Bible Belt. C’est une région dirigée par des vieux qui veulent être bien sûrs qu’il n’y ait rien pour les jeunes pour qu’ils finissent par faire de la merde et se défoncer. Je n’avais même pas 18 ans que j’étais déjà accro aux drogues et à l’alcool avec un gamin dont je ne savais que faire”. 

On a souvent glamourisé et intellectualisé ces fameux laissés pour compte de l’Amérique, que cela soit dans De Sang Froid de Truman Capote, le cinéma indépendant américain des années 90 et 2000 ou l’Art contemporain. Une façon de regarder à distance la pauvreté comme un sujet de fascination ou de dégoût mais aussi une manière de camper sur nos privilèges. Le cirque Slipknot est passé outre ces considérations, à la manière (dans un style musical complètement différent certes) d’une Lady Gaga et ses “Little Monsters”. Pendant que la presse et l’industrie riaient de ses frasques jugées puériles, Slipknot était pris au sérieux par un public qui n’attendait que lui. Car le groupe n’aurait jamais pu naître ailleurs que dans l’Iowa. Conceptualisé par Crahan avec les moyens du bord, il a pris à revers la presse qui le présentait comme un phénomène de foire et a fait de cette esthétique du choc un argumentaire commercial taillé pour les laissés pour compte (politiquement ça n’est pas très loin, au passage, des méthodes d’un ex président réputé pour ses perruques rousses). Il est d’ailleurs amusant de constater la proximité visuelle entre Slipknot et les protagonistes de Us de Jordan Peele (les masques et les combinaisons rouges) qui évoquent un monde souterrain de cauchemar où vivraient des versions parallèles de chaque être humain qui n’ont pas le droit au bonheur. 

En 2010, la réalité rattrape le groupe avec le décès de Paul Gray, bassiste et membre fondateur. Retrouvé mort d’une overdose de morphine et fentanyl (opiacé aussi responsable de la disparition de Lil Peep ), le musicien laisse une épouse enceinte et son groupe endeuillé qui se présentera sans masques pour sa veillée funèbre. S’ensuivra un procès impliquant le médecin de Gray qui lui prescrivait malgré son passé d’addict de grandes quantités d’opiacés rappelant cette infernale spirale dans laquelle les américains sont tombés ces dernières années. Puis en 2019, c’est une des filles de Crahan qui décède à son tour d’une overdose à l’âge de 22 ans…(le batteur historique du groupe, Joey Jordison, évincé à cause de ses problèmes de santé est décédé lui en juillet 2021-ndr). 

Il est intéressant de penser ici au mouvement créé par la photographe Nan Goldin pour dénoncer la complicité des laboratoires pharmaceutiques et de l’Etat dans la diffusion de ces opiacés extrêmement addictifs et meurtriers (sa campagne PAIN s’est attaquée avec succès à la famille Sackler, grande mécène des arts et propriétaire de Purdue Pharma, responsable de la diffusion à grande échelle de l’Oxycontin et par ricochet de 80 000 overdoses aux USA en 2020). A la manière de la photographe, Slipknot reste empêtré dans les excès et traumatismes qui ont délimité les contours de leur approche et généré tant de fascination chez le public. Et la place prise par cette fameuse “face cachée de l’Amérique” serinée par les médias nous renvoie à notre position de voyeur, à nos envies de confrontations aux extrêmes, longtemps indissociables de nos amours artistiques. Seulement au début des 2020’s, les choses bougent et la vision de Slipknot ne semble pas toujours en accord avec les changements sociétaux actuels. En mars 2021, Corey Taylor venait à la rescousse d’Eminem mis en cause pour les paroles du titre The Way You Lie (où il menace d’attacher Rihanna à son lit et de mettre le feu à la maison). Accusé sur Tik Tok d’avoir influencé “tous les rappeurs white trash”, Eminem (comme Slipknot) est un messager outrancier d’une population dont on ne sait plus quoi faire à l’heure actuelle, après s’être gavé de son aura sombre. Taylor s’inquiétait d’un nouveau procès des Sorcières de Salem auquel on obligerait les artistes subversifs des dernières décennies. Reste à savoir ce que l’Amérique des zones rurales a encore en stock pour faire trembler le monde. Dans un sens ou dans l’autre. 

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

 

 

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