Léa Jacta Est: « J’aime le contraste entre les paillettes, le glamour et la merde de chien. »

En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé  » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.

crédit: Marie Mauve

La chevelure rousse incandescente et les paupières bleues, Léa Jacta Est se dévoile d’abord en héroïne d’un David Lynch ou en beauté fatale au destin tragique d’un giallo sanguinolent. Devant un rideau à paillettes argentées, hors du temps et de l’espace, elle interprète ses complaintes courroucées comme dans un karaoké hanté par les spectres de ses idoles d’antan. Leonard Cohen pour la poésie sombre, Nancy Sinatra & Lee Hazlewood pour le folklore americana et Katie Jane Garside pour le charisme magnétique d’une femme aux multiples facettes. Comme la chanteuse de Daisy Chainsaw et Queen Adreena, Léa modèle sa voix, l’enduit d’effets puis la pousse à l’infini pour mieux la réduire au silence. Abandonnée à ses émotions les plus pures, les plus bestiales, elle s’attèle à ne rien camoufler pour donner à sa musique l’âme si particulière à la folk. 

La folk, musique narrative par excellence, invite à dérouler grandes et petites histoires, d’hier et d’aujourd’hui, qu’elles soient fantastiques ou tout à fait sinistres. Dès les premières notes de Stranger, son premier EP sorti l’année dernière, on débute un road trip sous acide, guidés par une force inconnue, une magie noire et sensuelle qui transperce chacun des morceaux d’un glaive acéré. Sous ses riffs de blues suintants, se dessinent les contours de montagnes roussies et de chemins terreux, carte postale d’une Amérique perdue. Tout à fait cinématographique, sa musique laisse en tête des images de voyages idylliques, là où le soleil est brûlant et les routes infinies. Ses paroles, chantées avec délicatesse, viennent confirmer son attrait pour le romantisme morbide et le macabre. Langue clouée, mains broyées par des milliers de marteaux, la violence médiévale se découvre en enluminures. Les paroles se chuchotent, comme des secrets avoués à demi-mot, dans le creux de l’oreille de celui qui s’y risque. Ses voix s’accumulent et s’enchevêtrent en cœur, comme une danse spectrale, tourbillon de fantômes ou silence sidéral. 

Dans sa chambre noire, elle développe depuis plusieurs années un projet à la croisée de la friandise nostalgique et de la pulsion DIY. Après avoir traîné sa voix de velours dans diverses formations, elle apprend petit-à-petit à jouer de la guitare. Ce sera sa porte de sortie pour enfin faire éclater au grand jour ses talents de compositrice. « C’était une nécessité pour moi. Je ne voulais pas passer à côté de ce que je voulais faire dans la vie. » confie-t-elle.  Jamais binaire, elle aime mêler des émotions contradictoires pour créer une folk en clair obscur. Et quand on lui demande les thèmes qu’elle a voulu aborder dans ce premier EP, elle répond spontanément: « le désir, la mort, le suicide » avant d’enchaîner : « Ça parle de rencontres qui m’ont marquée, de sentiments que je ne peux pas forcément adresser dans la vraie vie. C’est un peu cathartique, avec plusieurs narrations, sans trame fixe. » 

Le minimalisme et l’immédiateté de ses compositions sont certes un choix mais aussi le fruit d’une contrainte matérielle : « Dans mes goûts personnels, j’aime beaucoup de choses : le rock’n’roll qui envoie, le metal, des choses sombres et bruyantes, mais là j’ai fait avec ce que j’avais : ma guitare et ma voix » Elle auto-produit son EP avec la musicienne et productrice Virginia B. Fernson dans son appartement et le sort dans la foulée, sans label, avec une pochette intrigante, souvenir de son voyage en Espagne. La photo d’une peinture religieuse entraperçue dans une église de Séville où une sainte est comme aveuglée par le soleil qui passe à travers la persienne. Un heureux hasard, un moment de grâce, qui symbolise l’essence du projet de Léa Jacta Est. Du choix de la locution latine – le sort en est jeté – à la manière de poser sa voix, elle semble vouloir se laisser guider par son instinct. « J’ai réalisé que les meilleurs riffs, effets de voix, textes, arrivent beaucoup par hasard. C’est important de savoir capter les petits moments furtifs… »

En six titres, Léa construit la bande son de son imaginaire et si sa musique était un film, elle serait un road movie sulfureux qui commencerait dans un diner d’autoroute et finirait dans un motel poisseux. Le cinéma, elle l’aime intense, déjanté et un peu bricolé, piochant autant dans Wim Wenders que John Waters. « J’aime le contraste entre les paillettes, le glamour et la merde de chien. » affirme-t-elle, avant de déclarer : « Aller au cinéma c’est comme aller à la messe pour moi. » Une religion comme une autre où l’on boit le sang de David Lynch et le corps d’Ennio Morricone. 

crédit: Marie Mauve

On est certes loin de l’univers de Bauhaus ou Fields of the Nephilim et toute la vague goth rock des 1980’s, mais Stranger émet certains effluves de caves moisies et de laque à cheveux, même si Léa a, depuis longtemps, laissé ses bas-résilles et son khôl noir au placard. Elle plaisante : « J’ai souvent le cul entre deux chaises : je suis trop goth pour la folk et trop folk pour le goth. On m’a dit : “T’es comme Peter Steele. T’es incomprises mais tu seras culte quand tu seras morte” ». Sa musique est sombre par essence, sans artifice ou gimmick d’un autre temps. C’est finalement une manière assez contemporaine de faire évoluer le goth : l’épurer, le suggérer et ne surtout pas singer les icônes du genre. Quand on lui demande si le goth a encore sa place aujourd’hui, elle cite Chelsea Wolfe, Anna von Hausswolff et Lingua Ignota. « Ce sont des projets qui s’extraient un peu de la quincaillerie goth. Le travail du son est très actuel. Ce n’est plus une musique de club, c’est une manière d’aborder les ténèbres qui est bien d’aujourd’hui… et Dieu sait qu’il y a matière à les aborder aujourd’hui. » Sur ces mots et devant le monde qui s’embrase, on n’a aucun mal à imaginer que l’été sera gothique. 

ALICE BUTTERLIN

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