Amandine Urruty: plaidoyer pour un imaginaire décomplexé

“J’essaie de rendre hommage à Jérôme Bosch comme à Snapchat.” 

En feuilletant Amandine Urruty, je veux dire le fantôme, paru en début d’année aux Editions de l’Eclisse et précédé d’un texte critique de l’essayiste/auteur Pacôme Thiellement (dont j’avoue ne pas connaître le travail), j’ai pensé au drôle de film Final Cut sorti au début des années 2000. Ce long métrage (qui a probablement très mal vieilli) se déroule dans un futur proche où les individus sont dotés, à la naissance, de puces électroniques qui enregistrent des images toutes leurs vies durant. Robin Williams y campe un monteur d’un drôle de genre, chargé de confectionner une vidéo au décès de ses clients, en compilant les moments capturés…Une parabole assez intéressante, quand on y pense, de la construction de notre mémoire qui mélange sans qu’on n’y puisse grand chose événements réels, rêves, fantasmes, objets artistiques et flots d’informations consommés chaque jour. L’enfance est un moment de la vie où ce processus atteint une forme de paroxysme, où les frontières entre réalité, songes, cauchemars et rêves de toute puissance sont totalement poreuses. Une période dont on se rappelle à l’âge adulte souvent au travers des mots de nos parents et de marqueurs issus de la pop culture (films, bande dessinées, illustrations). Il vous suffira d’évoquer Qui veut la peau de Roger Rabbit? ou Téléchat à un membre éminent de la génération 80/90 pour comprendre ce que je veux dire ici. 

“Les dessins d’Amandine Urruty se rapprochaient des Wimmelbilderbücher, ces livres pour enfants pleins à craquer de détails qui stimulent la curiosité du jeune lecteur, son désir de chercher ‘où est Charlie?’. Sauf que, dans les cas des dessins d’Amandine Urruty, on n’était pas sûr de vouloir le trouver. Ou alors il aurait fallu le trouver avant qu’il ne nous trouve. Et ne nous dévore.“  Pacôme Thiellement résume parfaitement dans son texte l’impression dégagée par les œuvres foisonnantes de Amandine Urruty, grands formats en noir et blanc (réalisés au graphite et fusain sur papier) qui mêlent figures enfantines, masques effrayants, références à la peinture classique et muppets faces hypnotisantes. Contactée par mail, Urruty explique:

“Les images réalisées sont majoritairement reliées à des éléments autobiographiques, elles se construisent et s’articulent selon une logique ludique d’association d’idées. J’aime à y mettre en place une symbolique cryptique, et surtout à créer des images ambivalentes, attirantes, effrayantes, douces-amères. J’aime les images à double tranchant, et j’essaie d’éviter le sens informatif.”

Dolls

Happé par l’impression initiale générée par ces œuvres qui catapultent les symboles, on a l’impression de pénétrer dans un espace intime où se conjurent les obsessions et les angoisses. C’est le cas par exemple dans Dolls où l’on peine à distinguer si les enfants sont déguisés ou frappés de difformités. La figure classique du fantôme (une silhouette cachée sous un drap avec des trous pour les yeux) est voisine du “Bouffe-Tout” (slimer en anglais), le monstre vert du film Sos Fantômes. Toutes les références semblent mises à plat pour générer un trip visuel impressionnant qui équivaut à un verre où on aurait mis autant de whisky que de Coca.  

Never Again

Dans Never Again, on retrouve ces enfants modèles à truffes animales qui semblent poser dans le décor surchargé de leur chambre (le lieu des obsessions d’accumulations, pas toujours très loin du syndrome de Diogène, des plus jeunes qui entassent ici jouets, animaux empaillés ou réels, maison de poupée en flammes et masques monstrueux). En place des étagères Ikea, on retrouve des escaliers en briques effrayants qui semblent mener dans le vide (ou dans le mur). Un labyrinthe visuel et surréaliste d’où surnage une tête qui nous fixe. Car dans les œuvres d’Amandine Urruty, ce sont les figures représentées qui nous observent comme pour nous défier à pénétrer dans ces drôles de limbes. 

“Un fantôme n’est pas une présence. Comme l’explique René Daumal, c’est plutôt le contraire. c’est un ‘absent entouré de présents’. Et cette absence propre aux fantômes est également ce qui se lit dans tous les visages de tous les personnages des images d’Amandine Urruty.” écrit Thiellement. 

Interrogée sur son positionnement dans une époque inondée d’images et d’informations, Amandine Urruty explique: 

J’essaie de faire en sorte que mes images échappent au principe de base de la communication, mais j’aime m’amuser avec ce flux visuel. Il faut l’avouer, la découverte d’Internet m’a procuré d’intenses moments de bonheur, parfois comparables à ceux éprouvés lors de visites au musée. En ce sens, j’essaie de rendre hommage à Jérôme Bosch comme à Snapchat. “

Peut-on s’immerger et apprécier son travail sans saisir toutes les références évoquées? Oui, et c’est probablement à la fois la grande force de ce corpus d’œuvres et ce qui le rapproche d’un certain héritage classique (et l’éloigne de l’art conceptuel). A cet égard, si la série des portraits ovales navigue entre la peinture du XVIIIème siècle et les trading cards (type Garbage Pail Kids), on en retiendra surtout sa force drolatique et surréaliste. En soi, réaliser un portrait (que l’on soit Ingres ou Kim Kardashian), c’est fixer un moment qui est déjà mort, donner une trace au temps qui passe et à un visage qui sera forcément déformé par le temps quelques instants (ou siècles) plus tard. Cette dimension vertigineuse et angoissante nimbe les oeuvres d’Amandine Urruty.

Rock

L’étrangeté dégagée par son oeuvre est paradoxalement incluante (“un monde que je voudrais connaître au risque d’y rester confiné à tout jamais” dit l’essayiste à la fin de son texte) et renvoie la monstruosité à son caractère le plus rassurant: celle d’anomalies qui nous permettent d’assumer imperfections, failles et secrets plus ou moins avouables. Soit les tenants les plus passionnants de notre mémoire qu’on reconstruit encore et encore pour peu qu’on soit encore capable de s’abandonner à la force d’évocation de l’imaginaire. Le travail d’Amandine Urruty et son  Je dis le fantôme en constitue un très bon plaidoyer. 

“AMANDINE URRUTY, JE VEUX DIRE LE FANTÔME” – Editions de l’Eclisse – 64 p. – 27,9 x 23 cm – 23,00€

Amandine Urruty a aussi réalisé récemment la pochette de l’album Moi tout seul de Gatien.

 

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