Cette semaine, nous consacrons un cycle aux « pop stars » au travers de papiers mêlant visées critiques et récits intimes. Aujourd’hui, Julien Langendorff se penche sur Aerosmith et sa science des power ballads, des slows puissants taillés pour les stades, les autoroutes FM et les bandes originales de films catastrophes.
Dans une séquence qui n’a jamais autant ressemblé à un crossover entre Twin Peaks et Spinal Tap, Steven Tyler emmène Oprah Winfrey dans les bois en direction du parterre de mousse où il vient régulièrement s’asseoir pour communier avec les esprits de la forêt, avant de se lancer dans un discours laconique sur la présence de Dieu, qu’il explique distraitement avoir « rencontré quelque part entre la beauté de la nature et la musique ». Bien qu’il juge utile de préciser que son usage passé des drogues ne lui aurait jamais donné la possibilité de véritablement sentir l’odeur de cette tige que l’animatrice TV américaine la plus connue de tous les temps lui fourre sous le nez (après l’avoir arraché d’un geste machinal qui ébranle légèrement le climax de ce moment de recueillement new age), le chanteur d’Aerosmith ne parvient pas tout à fait à donner l’impression qu’il est redescendu des sommets d’exagération hédoniste du haut desquels son groupe a dominé le rock US dans la deuxième moitié des 70’s, avant de disparaître aussi vite qu’il est apparu dans un nuage d’héroïne et de lose.
Du retour en grâce inespéré en attrapant successivement la vague de deux courants que tout alors oppose, le hip-hop et le hair metal, à la présence de Tyler dans le jury de American Idol aux côtés de J-LO, Aerosmith a fini par s’inscrire pour le meilleur et pour le pire dans l’imaginaire americana, au gré d’une odyssée en trois actes unanimement considérée sans précédent dans l’histoire du music business. Et si sa pertinence en tant qu’entité artistique de bon goût n’a fait que s’effriter depuis le voeu de sobriété de son duo créatif (les résidences à Las Vegas, un grand huit à Disney World ou la moustache Fu Manchu de Joe Perry n’ayant pas forcément aidé non plus), le groupe a longtemps réussi l’exploit impossible que beaucoup d’autres de sa génération ont tenté (Rolling Stones inclus) sans jamais y parvenir totalement: traverser les années 80 puis les années 90 en épousant chaque transformation du paysage socio-culturel à coup de timings parfaits, de clips attrape-jeunesse et sans doute de pas mal de chance aussi.
En filigrane de cette succession de hits packagés comme des tirs de fléchettes lancés en plein coeur d’une Amérique à tendance majoritairement blanche, un art de la power ballad imparable, devenu au fil des décennies presque un genre en soi: la power ballad à la Aerosmith. On pourrait tenter de décrire ces objets vecteurs de consensus générationnel comme des petites friandises épiques sous forte influence McCartney, constamment sauvées de la mièvrerie ou de la grandiloquence par tout ce qui rend justement Steven Tyler habituellement irritant: en slalomant habilement entre interprétation affectée et gouaille de déconneur céleste dont le devenir semble se résumer à une interminable variation du film Almost Famous, celui-ci évite autant les écueils hard FM trop prononcés que la distance aristocratique d’un Jagger par exemple, et parvient, avec l’aide d’un dénommé Desmond Child (co-responsable notamment du rapt des masses par Kiss et Scorpions jusqu’à Ricky Martin ou Katy Perry), à susciter l’adhésion d’un groupe démographique regroupant aussi bien la maman qui continue de fumer son joint occasionnel en écoutant Rumours, le col bleu redneck et le banquier déviant que leurs enfants fans de métal, de grunge ou de transfuges du Mickey Mouse Club.
Retour (non-exhaustif) sur une recette à 150 millions de disques vendus.
Angel (1988)
Forts d’une lucidité retrouvée dans des rehabs ici et là, les membres d’Aerosmith découvrent avec joie les rouages du concept d’instinct de survie en plein boom Reagan, et font valoir leur statut de géniteurs malgré eux de la horde de petits malins peroxydés partis à la pêche aux millions en spandex zèbre. Aucune surprise donc à retrouver les codes de l’esthétique glam metal en vigueur dans ce single clippé sur mesure pour le MTV des 80’s. Montage alterné de séquences qui montrent les musiciens jouant de leurs instruments chacun dans leur coin, passant de l’introspection à la décompensation dans des piaules vaguement précaires éclairées à la lumière d’une lune urbaine (à l’exception de Joe Perry, dont le don d’ubiquité lui permet visiblement de s’échapper aussi dans le désert pour travailler ses gammes pentatoniques – ce dont se souviendra Slash quelques années plus tard) et de footage live recréant l’expérience d’un concert d’Aerosmith en arène, le clip propose une trame supplémentaire censée illustrer les paroles du morceau, bien qu’on ait du mal à tout à fait définir la nature de cette apparition angélique qui vient hanter Steven Tyler jusqu’au premier rang de son auditoire. Fantôme d’une bien-aimée défunte, stricte hallucination graphique ou matérialisation du souvenir d’un break-up douloureux? La transformation du chanteur en Humphrey Bogart espionnant une silhouette de gogo dancer derrière un rideau n’aidera pas forcément à trouver une réponse claire, tout comme cet épilogue filmé de dos où on le voit quitter le concert roublard au bras d’une blonde. Coeur d’artichaut ou endeuillé volage, ce dernier profite néanmoins du médium video pour asseoir son statut de leader au sein du groupe avec ce traitement narratif particulier, ainsi qu’une chambre nettement plus luxueuse que celles des autres.
Janie’s Got A Gun (1989)
Le groupe poursuit sa croisade en terres yuppies avec des hymnes plastiques de plus en plus crétines, et fait définitivement oublier le sentiment de danger byronien qu’il a un temps pourtant suscité. Les nouveaux prétendants à ce trône se nomment désormais Guns N’ Roses, disciples turbulents à qui Aerosmith va emprunter au détour de cette power ballad socialement consciente un contenu ancré dans un réalisme dur (le titre évoque l’inceste). En racontant l’histoire (inspirée d’un fait divers) de cette adolescente qui finit par tuer un père abusif que le silence complice de ses proches protégeait, Tyler et sa bande parviennent à prouver qu’il peuvent être autre chose que des ex-stoners quadras déconnectés du réel, s’adressant avec justesse et bienveillance à une jeunesse dont le quotidien se situe bien souvent à des années lumières d’un clip de Warrant. Mis en images par David Fincher qui en profite pour se familiariser avec l’exercice de filmer des inspecteurs en intérieurs clairs-obscurs, ce morceau ovni dans le répertoire du groupe, allégé du pathos infâme d’un U2 notamment grâce à une étonnante ligne de basse slappée et des pré-refrains aux accents dylanesques, couronne Aerosmith de son premier Grammy Award, et inspirera trois décennies plus tard à Steven Tyler la création de refuges pour jeunes filles abusées à Memphis et Atlanta.
What It Takes (1990)
Auréolé d’un nouveau souffle mainstream qui dépasse sans doute toutes les espérances initiales de sa maison de disques, Aerosmith n’en oublie pas d’envoyer une carte postale à son following péquenaud avec le clip honky tonk de What It Takes, dont la construction mélodique pose les jalons d’une formule gagnante qui se consolidera quelques années plus tard. Les signaux que veut envoyer ici le groupe sont clairs: en quittant la scène d’un stade bondé via un passage Sliders qui les mène tout droit sur les planches d’un bouge redneck, ses membres lancent un rappel d’invitation à tous les truckers que comptent les routes du Midwest, et expriment le désir de s’inscrire dans un classic rock atemporel à la Neil Young – des cowgirls au décolleté plongeant en plus.
Crying (1993)
Aerosmith a tout juste le temps de voir passer le tsunami grunge avant de procéder aux derniers ajustements nécessaires à l’alignement final de ses planètes: avec la sortie de Get a Grip en l’an 1 après Kurt Cobain, le groupe retrouve un son organique taillé pour le revival 70’s qui souffle alors sur une partie de Seattle, et engage comme fil conducteur de ses plus gros singles une égérie adolescente badass en flanelle, dont le personnage de girl next door limite incarne la caution lifestyle inhérente au pic de popularité que connaîtra la formation entre 1993 et 1995. Dans le clip de Crying, complainte solaire et nerveuse justifiant à elle seule l’existence de tous les karaokés du monde, Alicia Silverstone fait voeu de vengeance d’un amant infidèle en se lançant dans une quête d’émancipation personnelle – selon les critères MTV de l’époque. Cette errance aveugle au volant d’une décapotable (celle de son petit ami, dont elle s’empare grâce à un bon crochet du droit) l’amène du salon de tatouage au salon de piercing à un bellâtre dragueur qui essaie de lui voler son sac à main (terrassé lui aussi cette fois par un karate kick), pour se terminer sur une simulation de saut de l’ange depuis un pont. Malgré une tentative de posture féministe encore un peu maladroite (le cliché de la femme hystérique), Aerosmith contribue à sa manière – et sans doute avec opportunisme – à enfoncer le dernier clou du cercueil d’un certain rock blanc masculin que l’arrivée de jeunes musiciens progressistes en haut des charts a achevé d’un coup de Fender Mustang. Fear of a female planet baby.
Amazing (1993)
Geek appeal et propos meta pour le clip de cette deuxième ballade rouleau-compresseur (et cinquième single extrait de Get a Grip), dont l’exploitation du fantasme de réalité virtuelle vient illustrer un morceau confession aux paroles auto-référencées (Tyler y évoque ses périodes d’addiction et d’épiphanie, en faisant des allusions obliques aux titres de différents albums clés d’Aerosmith – incluant intelligemment celui qu’il est en train de promouvoir). Le protagoniste de la video, un ado nerd plus proche du mannequin Marc Jacobs que de Screech, réalise le désir de tous les gamins tombés sous le charme edgy d’Alicia Silverstone en allant rejoindre celle-ci dans la matrice de Crying pour une virée en moto sexy. Après un climax atteint lors d’une séance de skydiving rythmée par le solo de guitare interminable de Joe Perry (qui part encore une fois se dédoubler dans le désert), un twist narratif nous indique que cette mini-fresque intérieure a en réalité été expérimentée du point de vue d’Alicia, qui en tirait elle-même les ficelles depuis son ordinateur. Une façon astucieuse de confirmer le tournant girl power entamé dans le clip précédent, ainsi que de démontrer en substance que même les rêves les plus fous ne sont jamais tout à fait impossibles – aussi longtemps que les membres d’Aerosmith en restent les démiurges, évidemment.
Crazy (1994)
Dernier volet de la trilogie Alicia Silverstone (qui écopera invariablement jusqu’à Clueless de la simple appellation ‘the Aerosmith chick’), le clip de Crazy, sans doute le plus iconique d’Aerosmith, représente l’apogée du contrat populiste qui lie le groupe et son public à ce moment précis (c’est l’une des videos les plus réclamées sur MTV en 1994), et marque la naissance du phénomène Liv Tyler (fille de), dont le passage à l’âge adulte sera immortalisé deux ans plus tard dans le bobo mais irrésistible Beauté Volée de Bertolucci. Rétrospectivement un peu étouffant dans sa conception conservatrice d’une certaine idée de l’Amérique, ce road trip aux promesses vaguement saphiques déploie en effet, sous sa narration insouciante bercée d’airs de mandoline, une ode incroyablement démago à la jeunesse privilégiée américaine: les deux écolières flamboyantes, lancées en plein récit initiatique après s’être échappées du lycée par les toilettes des filles, parcourent l’arrière-pays rural en décapotable, et y apprennent à ensorceler les ploucs de station-service afin de se servir en bibelots white trash puis à gagner de l’argent facile dans un strip club sans avoir à se déshabiller.
Le montage alterné de plans miroirs où Liv Tyler singe le jeu de scène de son père exploite l’effet dramatique d’un lien filial retrouvé sous l’oeil public (la jeune fille a été élevée par Todd Rundgren, avant d’apprendre l’identité de son géniteur), autant qu’il impose une forme de destinée de classe que les héroïnes semblent justifier en faisant de la campagne ouvrière leur terrain de jeu espiègle. Le grand perdant désigné de ce single estival est le jeune geek aventureux du clip de Amazing, qui fait une apparition éclaire à la fin de la vidéo en autostoppeur vraisemblablement coincé dans une dimension parallèle, ignoré sciemment par les fugueuses hilares, sans doute trop pressées d’arriver à l’heure pour le concert d’Aerosmith à Woodstock ’94, où les papas cools clôtureront la soirée du samedi derrière Metallica et Nine Inch Nails.
Hole In My Soul (1997)
Est-ce pour se faire pardonner du destin funeste infligé au geek déchu de la « trilogie Silverstone » ou dans une tentative de susciter la curiosité d’un nouveau marché d’outsiders sensibles qu’Aerosmith se place cette fois du côté des moutons noirs du lycée? Quelque part entre Antoine Doinel et Code Lisa, le scénario du clip de Hole In My Soul pourrait à lui seul être une chanson de Weezer: un matheux irrationnel, persécuté par une classe de jocks et de pestes, part en pleine nuit se fabriquer une copine sur mesure dans son labo secret, et parvient ainsi à laver son honneur en transformant une plante verte en Eva Mendes (dont c’est l’une des premières apparitions à l’écran). Il plonge ensuite dans un cercle infernal quand celle-ci le quitte pour le premier frat boy venu, renouvelant l’expérience interdite avec une mélomane en kimono qu’il se fait un peu trop facilement piquer par Stifler (bien que le clip soit pré-American Pie, Sean William Scott ne semblait raisonnablement déjà pas pouvoir se destiner à un autre choix de carrière), avant d’être sauvé in extremis de sa folie par la beauté discrète au coeur d’or qu’il était alors trop vaniteux pour remarquer. La chanson, quant à elle, se distingue principalement par son manque d’ambition affiché (une introduction auto-plagiant un premier hit historique – le déjà peut-être surestimé Dream On – ne laissant jamais augurer du meilleur). Mais l’exigence artistique est-elle encore l’enjeu d’Aerosmith à ce stade?
I Don’t Want To Miss A Thing (1998)
Un succès immense pour cette power ballad à grosses ficelles qui offre à Aerosmith le premier (et unique) #1 de sa carrière, et qu’on résumera en un seul mot: Armageddon.
Jaded (2001)
Les esprits des bois semblent déjà chuchoter à l’oreille de Steven Tyler si l’on en croit la video witchy-chic de Jaded, où Mila Kunis campe une diva perdant pied avec la réalité dans les coulisses felliniens d’un théâtre rococo, et communique avec un miroir qui lui enjoint de ‘trouver la forêt’ si elle veut ‘ressentir’ de nouveau (ce qu’elle finit par réussir à faire en empruntant une trappe secrète, à priori logée dans les méandres de sa psyché malade). Aerosmith aborde le changement de millénaire en capitalisant une nouvelle fois sur sa propension aux refrains aériens imparables (ainsi que sur des coupes de cheveux plus courtes), l’esthétique sombre (selon les canons habituels du groupe) du clip de ce joli mid-tempo sous tension semblant, elle, refléter la nécessité de trouver la voie de son refuge intérieur en pleine angoisse de fin du monde annoncée. Ce jour arrivera finalement à la fin du mois de janvier 2001, durant cette mi-temps de Superbowl où le mash up improbable et hystérique d’Aerosmith avec Britney Spears, Justin Timberlake et Mary J. Blige sur Walk This Way en constituera la parfaite bande-son apocalyptique.
Une superbe transition, puisque l’article de demain sera consacré à Britney Spears.
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