En ce début de saison qui s’annonce particulièrement sombre et brûlant, nous vous proposons un nouveau cycle thématique intitulé » Un Eté Gothique » sur Le Gospel. Des récits intimes ou personnels, des interviews, disques chinés et des histoires méconnues pour tenter de circonscrire (un peu) l’étiquette gothique et les esthétiques qui gravitent autour de cette étoile noire.
Illustration: Ben Lupus pour Le Gospel
“La seule chose qui m’effraie c’est qu’on me ridiculise devant quelques branchés.”
Depuis que je vais beaucoup moins à Paris, je commence à observer la vie dans la capitale d’un autre point de vue: celui du spectateur et non de l’acteur. Il y a quelques mois alors que je sortais d’un événement un peu chic, je me suis retrouvé embarqué par une bande de gens qui m’ont inspiré la réflexion “je ne veux pas passer la soirée avec les méchants de Beetlejuice”. Une façon comme une autre de me rappeler le caractère ténu de la frontière entre exigence et snobisme, sphère indépendante et troupeaux branchés.
S’il y a très certainement un film américain des années 80 ou 90 pour chaque situation de la vie , Beetlejuice, second film hollywoodien de Tim Burton sorti en 1988, a su parfaitement tourner en ridicule la branchitude des grandes métropoles à la fin des années 1980, celle qui aurait pu partir de Keith Haring, Basquiat, le CBGB et le Danceteria pour arriver aux traders défoncés de Brett Easton Ellis qui achètent de l’art contemporain avec leurs bonus de fin d’année et partent se mettre au vert, épuisés par le capitalisme rampant et la poudre. C’est d’ailleurs le point de départ narratif du scénario de Beetlejuice qui pose les bases de l’approche gothico comique grand public du réalisateur, celle qui fit les choux gras de l’industrie pendant plusieurs décennies.
Ici deux mondes se croisent et s’affrontent: un jeune couple issu de la classe moyenne rurale récemment décédé dans un accident de voiture se retrouve aux prises avec une famille new yorkaise débarquée dans une petite ville du Connecticut pour récupérer du burn out du père, agent immobilier et occuper la mère, artiste, bien décidée à transformer cette imposante bicoque en show room de design Memphis. Dans leurs bagages, on trouve une ado gothique qui porte un voile de veuve et fait des Polaroid, archétype de la weirdo arty qui fera les beaux jours de la culture pop, de Ghost World à Daria. C’est elle qui servira de médiatrice entre ces deux clans empêtrés dans un dialogue de sourds qui débouchera évidemment sur un happy end. L’union fait la force et c’est ensemble qu’ils se libéreront du joug d’un démon salace aux mains baladeuses (qu’on imagine mal faire rire grand monde en 2020).
La peinture sociale est forcément poussée dans une caricature plus propice aux ressorts comiques mais on y sent une violente détestation pour ces branchés des grandes villes. Delia Deetz, pathétique artiste ratée, assommée aux anti-dépresseurs (qui dort avec “Prince Valium”, merci aux VF des 80’s) se retrouve prête à tout pour rester intégrée dans la haute bourgeoisie éduquée new yorkaise, alors que sa place dans l’échelle sociale est mise à mal par son départ pour la campagne. Quand sa belle fille tente de l’avertir de la présence fantomatique dans la maison, elle s’exclame :“La seule chose qui m’effraie c’est qu’on me ridiculise devant quelques branchés”.
Dans un retournement scénaristique assez cocasse, c’est la présence des défunts dans sa maison qui lui redonne une valeur aux yeux de ses congénères têtes à claques, alors que son mari, incorrigible workaholic, accro aux investissements financiers, fomente un plan de gentrification de la petite ville qui n’en demandait pas tant. Face à eux, la valeur rassurante et authentique de l’Amérique profonde est incarnée par le couple formé par Alec Baldwin et Geena Davis, sorte de décalque VHS du American Gothic de Grant Wood. Un propos qui pourrait presque paraître un brin réac sans le personnage de Lydia, incarné par Wynona Ryder et le trublion démoniaque Beetlejuice qui fait des apparitions ici et là comme un mari dans un mauvais vaudeville.
Fauteur de troubles
La première version du scénario de Beetlejuice était beaucoup plus sombre et violente que ce sympathique long métrage aux allures d’épisode des Simpson pour Halloween. Son auteur, Michael McDowell (spécialiste du roman d’horreur et derrière un autre grand succès de Burton, L’étrange Noël de Monsieur Jack), avait initialement imaginé Beetlejuice comme un arabe (déjà figure typique du méchant de film américain dans les années 80), commettant des actes d’une violence assez extrême contre la famille Deetz. L’histoire fut liftée dans une version plus grand public pour convaincre les cadres de Geffen de mettre le pactole sur la table (15 M de $ tout de même). Cela explique peut-être la place finalement très secondaire du personnage de Beetlejuice qui rentre et sort du cadre comme un clown dans un rodéo, le temps de remettre la narration sur les rails et de se donner en spectacle dans quelques scènes au potentiel horrifique sympathique mais digne d’un train fantôme de fête foraine.
Si Burton versa par la suite plus frontalement dans le glauque (avec Sleepy Hollow par exemple), il n’en reste pas moins que son esthétique gothique reste extrêmement acidulée, plus proche du cartoon que de Dario Argento, à l’image du personnage de Lydia qui trouve dans une légère fascination pour le macabre une façon d’échapper à la pression familiale et de s’attacher à une mère de substitution en la présence de Barbara Maitland, femme au foyer à tablier fleuri rassurante (qu’on devine stérile au début du film). C’est elle qui empêchera Beetlejuice d’épouser de force la jeune lycéenne, situation poussée avec un brin de complaisance dans le malaise par Michael Keaton qui endosse le rôle du fauteur de troubles, à mi chemin entre Freddy Krueger et Bugs Bunny.
Il fait écho (dans mon esprit du moins) à ces éternels freaks bourrés qui empêchent les bobos parisiens de déguster leurs Spritz à 12 euros en toute tranquillité, alors qu’ils sont assis sur des caisses de bière à l’endroit où se trouvaient auparavant leurs rades de quartiers. La lame de fond de la gentrification semble désormais déferler pour l’éternité ou presque dans notre société moderne où les villes deviennent un espace de tension permanente entre les communautés. Et où tout l’argent du monde n’empêchera pas un Beetlejuice de venir vous taxer une clope en terrasse ou marcher sur vos baskets blanches. Tant mieux? (A mon avis oui).
Gothique grand public
Une des scènes les plus fameuses de Beetlejuice (et toujours la plus savoureuse) est celle où la famille de snobs et leurs invités, ensorcelés par le couple de fantômes, se déhanchent sur Banana Boat Song de Harry Belafonte, oubliant un instant les convenances pour se lancer dans une chorégraphie endiablée et clownesque. Le morceau sorti en 1956 par le chanteur américain est étonnamment minimal, seulement construit autour de vocalises puissantes et de quelques percussions. C’est ce fameux “day oooo” et par la suite des gimmicks de voix encourageant la participation du public qui devinrent la marque de fabrique de Belafonte.
Il est amusant de penser que le chanteur fit à peu près la même chose avec le calypso que Burton avec l’esthétique gothique: en donner une version populaire et ludique sans en dénaturer (totalement) les principales composantes. Si Belafonte fit une carrière qui s’exprima dans d’autres styles de musique (n’oublions pas non plus ses rôles au cinéma et son engagement dans le mouvement pour les droits civiques), Burton continua de creuser encore et encore le même sillon de la bizarrerie policée et grand public, alternant coups de maîtres et foirades totales, à l’image de son acteur fétiche Johnny Depp, incapable de se sortir du rôle de freak next door assigné par le réalisateur. Il n’en reste pas moins que Beetlejuice est un exemple réussi de film mainstream qui porte une réflexion sur la société des années 80, dont on retrouve étonnamment près de 40 ans après un certain nombre de travers dans le monde contemporain. De là à savoir, s’il vaut mieux se réfugier derrière un voile noir pour fuir la réalité comme Lydia Deetz, il n’y a qu’un pas.
ADRIEN DURAND
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