[4500 signes de réflexion] Too Old To Die Young de Nicolas Winding Refn

« Quand l’Amérique s’écroulera, on retournera à l’âge sombre. Vous pigez ? Vous comprenez ce que j’entends par âge sombre ? Je parle d’humains réduits au rang de barbares ambulants. Des petits îlots d’humanité et de société entourés d’une mer de hordes barbares. » 

(Voix dans l’autoradio. Episode 4)

Lorsqu’il fait sauter le box office avec Drive en 2011, Nicolas Winding Refn réalise enfin son rêve américain. Il s’installe à Los Angeles dans une luxueuse villa et devient Nick Refn ou, pour ses fans, NWR. Il a 41 ans et déjà sept films derrière lui dont le cultissime Bronson (2008) avec Tom Hardy qui lui vaudra l’amitié d’Alejandro Jodorowsky, et quatre films avec son premier alter ego cinématographique Mads Mikkelsen : la trilogie Pusher (1996-2005) et le très ésotérique Valhalla Rising (2009).

Cette seconde ascension réussie le place au sommet de l’usine à rêves. La première lui avait laissé un goût amer et de terribles dettes, c’était en 2003 avec l’épineux Fear X (Inside Job). Il faut dire que le profil cabossé de John Turturro, la musique ambient de Brian Eno et le scénario d’une lenteur abyssale coécrit avec le légendaire Hubert Selby Jr. avaient laissé les spectateurs de marbre. Pour subvertir le polar américain, il fallait d’abord se montrer capable aux yeux du public d’en ériger un modèle, et ce fut le cas avec Drive.

Ce succès fulgurant et totalement inattendu (le film rapporte plus de 60 millions de dollars) lui ouvre aussi les portes du monde de la pub et en 2012, il tourne dans la villa de Big Lebowski un spot Gucci avec Blake Lively qui lui permet de faire le point sur son statut d’auteur (il se met en scène crânement face au désert américain comme le nouveau John Ford) et d’explorer une série d’obsessions nouvelles, nées de la rencontre avec la ville de lumière de David Lynch, Michael Mann et Richard Kelly. Mais le box office est un dieu cruel et très vite, Refn doit faire face aux résultats décevants de Only God Forgives en 2013 (le film double à peine son budget initial de 5 millions) et à l’échec cuisant de Neon Demon en 2016.

En mars 2017, le Hollywood Reporter annonce le tournage d’une série en 10 épisodes pour le géant Amazon Prime co-scénarisée par le légendaire Ed Brubaker, le colosse du Maryland qui a révolutionné le monde du comic book avec ses relectures de Daredevil et de Captain America avant d’y ajouter ses propres créations en collaboration avec le dessinateur Sean Phillips (Criminal, Fondu au noir, Kill or Be Killed). La bande originale est confiée à Cliff Martinez, la photographie à Darius Khondji, et Miles Teller, la révélation de Whiplash interprète Martin, le rôle principal, ce jeune policier dont le coéquipier est assassiné et qui se trouve plongé dans le monde souterrain des cartels mexicains, de la police corrompue et du mal sous toutes ses formes.

Le 14 juin 2019, Too Old To Die Young est diffusée en intégralité et chaque épisode possède sa durée propre, ce qui déjà est une affirmation de liberté face au formatage habituel des séries (le premier épisode dépasse les 90 minutes, le dernier tout juste 30). La recette semble toujours la même, confronter une cinégénie éblouissante (et Miles Teller, que Refn présente comme un mélange d’Elvis et de John Wayne avec la démarche de John Travolta, en a à revendre) à une violence dévastatrice pour faire émerger une forme hybride entre série B et contemplation avant-gardiste.

Ce projet formel se double d’une véritable réflexion sur l’Amérique de Donald Trump et se termine en apothéose par une relecture éblouissante du final de Zabriskie Point d’Antonioni dans laquelle éclatent une succession de tableaux issu d’un flux de conscience complètement débridé. Corps qui explosent, maisons en feu, drapeau nazi sur fond de dollars…

Et on osera ici une affirmation des plus personnelles : TOTDY est peut-être, avec la troisième saison de Twin Peaks de David Lynch, l’œuvre visuelle la plus inventive, la plus libre et la plus radicale de la décennie 2010 et marque le point d’aboutissement du parcours en dents de scie de son auteur. Trop vieux pour mourir jeune, pas assez mainstream pour devenir riche, trop arriviste pour être crédible comme artiste, mais assez fou pour plonger dans la folie du monde et en capter l’inquiétant mystère et l’irréductible beauté.

Dans Death Stranding, le nouveau jeu vidéo PS4 de Hideo Kojima, NWR prête sa plastique au personnage de Heartman, dont le cœur s’arrête toutes les 21 minutes, puis meurt avant d’être réanimé, une façon peut-être inconsciente mais particulièrement juste d’illustrer les vies et les morts de Nicolas Winding Refn. 

 

CHARLES BOSSON

 

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