03 Greedo & Kevin Abstract: des problèmes américains

“Je ne veux pas parler de ma condamnation à 20 ans de prison. Je ne veux pas me réveiller le matin et penser à ça. Je comprends que tu doives en parler car tu es journaliste mais les gens me parlent sans cesse de quelque chose qui va foutre ma vie en l’air.”

Ces mots, ce sont ceux du rappeur 03 Greedo à un journaliste du site Billboard en mai 2018. Quelques mois plus tard, le musicien est effectivement condamné à cette lourde peine de prison et rentre en cellule à Amarillo, Texas, loin de chez lui. Ces mêmes mots je les découvre, moi, après l’écoute de Still Summer In The Projects, une nouvelle mixtape produite par DJ Mustard et sortie au printemps dernier, alors que le rappeur est en prison. Ces quelques phrases m’ont particulièrement ému, car derrière toute l’imagerie du gangster, du thug, de la grande gueule qui clashe Tupac et se dit aussi important que Michael Jackson, il y a un sentiment dramatique de malédiction qui fait repenser de manière tout à fait différente le storytelling autour du gangsta rap.

Sa condamnation, s’il ne l’évoque pas ou peu, est ressentie par 03 Greedo comme une forme d’acharnement contre lui. Et en fouinant un peu, il gratte en effet une croûte non négligeable sur la peau de la société américaine. Jason Jamal Jackson de son vrai nom, perd son père à l’âge de 3 ans quand celui ci décède dans un accident de moto. Il est ensuite ballotté de villes en villes, avant d’atterrir avec sa mère dans une cité du quartier de Watts, Jordan Downs Projects à Los Angeles. En quête de modèles paternels, il rejoint le gang des Grape Street Crips (d’où le raisin tatoué sur son visage) et devient père à l’âge de 17 ans. S’ensuivent des années extrêmement difficiles, entre jobs pourris et divers trafics avant qu’il ne se fasse mettre à la rue par sa mère et qu’il ne devienne SDF.

Dès cette époque, il fait des allers et retours en prison. Il finit par se décider à changer de vie et devenir “entertainer” (c’est le terme qu’il utilise dans une interview à Rolling Stone) tout en coupant difficilement avec le milieu des gangs. Il commence à sortir des morceaux dans le réseau mixtapes et s’attire peu à peu l’attention des médias et du public grâce à un mélange puissant de morceaux mélodiques teintés d’héritage G Funk et Soul (son artiste préféré est Stevie Wonder) et d’une dramaturgie street rap.

En 2016, il est arrêté avec de la weed, de la méthamphétamine et deux flingues. Le procureur requiert initialement 300 ans de prison (!) avant de revenir à 20 ans. Aux dernières nouvelles, 03 Greedo pourrait sortir en 2023 avec un aménagement de peine. Jusqu’à son entrée en prison, le rappeur a travaillé d’arrache pied, enregistré jusqu’à l’épuisement, annonçant un projet de 30 mixtapes. A l’extérieur, désormais, le culte grandit et le tatouage “living legend” qui orne son visage commence à prendre un sens étrangement prophétique. L’artiste lui est toujours incrédule et peine à réaliser qu’il est en train de devenir une star, mais derrière les barreaux d’une cellule. 

Sur son dernier album, la musique de Greedo se teinte d’une énergie du désespoir particulièrement impressionnante soutenue par des mélodies sucrées. Sur le morceau Bet I Walk, il rappe, chante,  à bout de souffle, “I used to be homeless, I’m the king…”. On ne sait pas s’il parle aux gangs rivaux, ceux qui l’ont enfermé ou à lui même. Mais il fait entendre avec ses morceaux ultra mélodiques et accessibles, qui s’apparente à une sorte d’emo G-Funk (attention les yeux), la voix des opprimés, ceux qui ne peuvent échapper à leur condition et dont le rap n’est même plus suffisant pour être un ascenseur social. 

“La prison ce n’est pas une question de preuves, c’est une question d’argent.” comme il le raconte à The Fader. 03 Greedo a bien résumé la situation. Il ne nie pas être un gangster, il ne renie pas ses actes. Il renvoie à la face du monde une double réalité violente: il est impossible pour quelqu’un qui vient de là où il vient d’échapper à son destin (la prison ou la mort) et notre fascination pour cette déchéance inéluctable participe au spectacle organisé de ce conditionnement social. C’est aussi ce phénomène qui est dénoncé dans un film malin comme Blindspotting par exemple. Sauf qu’ici ce n’est plus de la fiction. Je suis retombé sur un vieil article de Libération qui racontait comment la trêve dans la guerre des gangs de L.A. s’était imposée après les émeutes de Watts en 1992 (provoquées par le décès d’un jeune du quartier sous les balles de la police) et comment peu à peu la police avait mis fin à cette paix en interdisant les rassemblements entre les différentes communautés. Au fond, la paix est impossible car elle pourrait libérer une partie de la population afro américaine du joug blanc. 

 

Au printemps, un autre rappeur, unique en son genre, a sorti lui aussi un projet à la résonance personnelle. Kevin Abstract, tête pensante du collectif Brockhampton, aborde sur Arizona Baby son vécu de rappeur queer, bien décidé à ne plus baisser la tête pour rentrer dans les canons du rap ou une certaine bienséance de la musique mainstream. Si comme 03 Greedo, sa production est ultra mélodique et accrocheuse, elle est imprégnée de sonorités bien différentes. Influencée par la pop FM et le rock des années 90, son rap très light trouve sa profondeur dans ses textes et le vécu de son auteur qui aborde sans fard sa jeunesse compliquée et une difficile acceptation par ses pairs. Enfant négligé par des parents mormons, Clifford Ian Simpson (son vrai nom), fugue à l’âge de 15 ans et quitte sa ville natale de Corpus Christi, ultra conservatrice et berceau de l’industrie pétrolière. C’est en fondant Brockhampton dont il rencontre les membres via Tumblr qu’il façonne sa vision de la musique et du monde, coincé quelque part entre affirmation personnelle et envies de grandeur pop. 

Après avoir effectué son coming out public via le clip de Empty en 2016 (où on le voit recevoir une gâterie d’un footballeur dans un dortoir de fac), Abstract sort avec ce disque un véritable journal intime de son identité queer. Ce qui est d’autant plus intéressant c’est qu’il investit un terrain musical grand public, allant puiser des sonorités de guitare, de batteries et des vocalises dans la musique blanche des college radios US, ce fameux Alt Rock dont les chefs de file se nomment Avril Lavigne, Blink 182 ou The Calling. C’est bien simple, le morceau Peach issu de Arizona Baby sonne exactement comme un décalque du What I Got des surfers junkies de Sublime, devenu l’hymne des soirées sur la plage des WASP américains. Sauf que cette fois, il n’est pas question de vagues, de pétards et encore moins de filles blondes. “Je suis juste un problème américain de plus” chante le jeune musicien sur American Problem, un morceau sur lequel il se souvient de son adolescence dans le placard et de la révélation apparue pendant les concerts de Tyler The Creator. 

En invitant la pop dans leur rap, 03 Greedo et Kevin Abstract décuplent la force de frappe de leurs messages et la visibilité de ceux qui échappent au modèle dominant de la culture américaine. Représentants plus ou moins volontaires de ceux qui ne veulent plus se taire, ces fameux “problèmes américains” inversent le schéma pervers de la société contemporaine du spectacle et reprennent le pouvoir d’une certaine façon, en semant ici et là les graines du changement.  Le tout sur fond de mélodies riches en sucres, hautement addictives. 

Article publié initialement dans le numéro spécial musique mainstream du zine papier Le Gospel sorti à l’automne 2019.

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