Miami n’est pas réputée pour être la capitale de l’ésotérisme. Pourtant, sur le balcon d’une maison Art déco, un gamin blond tapote nerveusement sur son Iphone en pleine transe mystique. On est en 2015, et Yung Lean, phénomène de la scène cloud rap écrit un roman sur un fichier txt edit: une histoire sombre et effrayante, tirée de ses cauchemars d’enfance, peuplés de démons et d’humains qui se transforment en rats. Du haut de ses 18 ans, le gamin suédois est venu en Floride enregistrer son nouvel album Warlord avec son entourage: des rappeurs et beatmakers d’à peine 20 ans réunis sous la bannière de son collectif Sad Boys.
Pain béni pour les journalistes, Yung Lean est à l’époque souvent réduit à un simple signe des temps. Il est devenu la preuve que le rap est une culture globale et indépendante du contexte socio-économique qui l’a vu émerger. En d’autres mots, au début des années 2010, un gamin suédois blanc de 16 ans peut très bien accéder à la célébrité en imitant les vidéos de rap US qu’il a vu défiler sur Internet depuis l’enfance. Ginseng Trip 2002 ou Kyoto ont battu des records sur YouTube et fait du jeune artiste aux obsessions enfantines (Super Mario Bros ou l’Arizona Ice Tea) une célébrité de l’ère post Internet en même temps qu’un nouveau mètre étalon (plus ou moins volontaire) du rap émotionnel.
S’il est un signe des temps, c’est surtout dans sa capacité à séduire autant les teenagers collés aux réseaux sociaux que les amateurs de bizarreries esthétiques un peu plus âgés, qui goûtent son utilisation approximative de l’auto tune et ses nappes synthétiques proches de Salem ou The Knife . C’est d’ailleurs l’un d’eux qui devient son manager en 2015: Barron Machat, fondateur du label Hippos In Tank, natif de Miami et artisan des carrières d’autres projets qui incarnent l’avant garde électronique de ce début de décennie: James Ferraro, Laurel Halo ou Hype Williams. C’est lui qui s’est chargé d’organiser le voyage de son protégé aux USA.
A Miami donc, dans une villa luxueuse et toute rose avec vue sur la mer (logiquement baptisée “Pink House”), Yung Lean se prend les pieds dans ses fantasmes. Il développe de multiples addictions (cocaïne, sirop codéiné, Xanax) et décide de rester seul aux USA après avoir terminé l’enregistrement de son disque. Isolé et drogué, il perd pied avec la réalité et fait l’expérience de dédoublements de la personnalité, se baladant de plus en plus souvent en robe dans sa maison. Une overdose finit par le mener à l’hôpital psychiatrique. A peine majeur, il pète les plombs et, pris d’une crise de paranoïa, réclame le disque dur contenant son nouvel album à son manager depuis sa chambre d’hôpital. Réagissant au quart de tour, Machat avale quelques Xanax et monte dans sa voiture qu’il écrase quelques centaines de mètres plus loin sur l’autoroute. Il meurt sur le coup et rejoint le club des 27 sans avoir pu rendre au jeune suédois le précieux disque. Celui ci est sorti à la va vite sur le web par le père du manager défunt (un avocat très puissant dans le music business US). Warlord verra finalement le jour des mois plus tard après un travail exténuant de mixs et de réenregistrements, la période d’addiction de Yung Lean n’ayant laissé que des pistes de voix décalées, saturées et inaudibles.
En rentrant en Suède après cette expérience de mort imminente, le jeune rappeur passe par une période vitale de désintox, renoue avec sa famille et son père en particulier, artiste peintre et romancier. Le jeune suédois expulse ses traumatismes enfantins et raconte enfin les maltraitances qu’il a subi lors d’une période de scolarisation en Biélorussie.
Traité comme un micro-phénomène Internet, bien souvent raillé par la presse (le New York Times le traite de “pastiche de Lil B”), Yung Lean fait de son voyage entre les morts le point de départ d’un nouveau personnage beaucoup plus crédible et torturé. Il renoue avec une certaine tradition de la musique sombre suédoise (il cite le groupe pagan metal Varg comme nouvelle influence) et une ligne esthétique entre ruralité sombre et obsession funéraire, bien loin des premières références à la pop culture de ses débuts (et de ses fantasmes américanophiles). S’il a perdu une partie de son public, probablement pas très emballé par ces nouvelles obsessions arides et intellos (“who the fuck is Gustave Doré?!” doivent se dire les gamins qui formaient la base de son public), il a également réussi à tirer son épingle du jeu dans la première vague du cloud rap et se défaire de cette étiquette de curiosité un peu gadget qu’on aurait facilement jeté en même temps que Vine et la Vapor Wave. Son album Stranger (sorti en 2017), son plus réussi, tutoie des sommets d’emo rap atmosphérique. Revenu du royaume des morts avec un plan marketing en béton et quelques cauchemars en moins, Yung Lean reste finalement un produit typique de son époque. Avec un petit bonus d’âme.
Le dernier album en date de Yung Lean est sorti le 15 mai 2020.
ADRIEN DURAND
Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux gourous, chamans et sorcières.
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