Pourquoi est-on attiré par une personne au point de vouloir se lier à elle? Que reconnaît-on chez elle pour décider de la faire entrer dans notre vie? Est-ce un timbre de voix, une tenue vestimentaire, une forme de vision du monde, une impression de stabilité ou au contraire de danger? Un déjà vu qui nous semble rassurant ou la promesse d’une plongée dans un monde nouveau? C’est une question aussi passionnante que vertigineuse quand on y pense.
La façon dont on se saisit d’un groupe est probablement guidée par les mêmes instincts. The Smiths, Ramones, Wu Tang Clan, Television ou Fugazi (au hasard) incarnent, après la découverte de leurs disques, des piliers de nos vies et nous influencent dans notre façon d’être et de penser le monde. C’est quelque chose d’un peu insaisissable dont l’industrie du disque tente depuis des décennies (globalement l’arrivée d’Elvis Presley) de trouver la formule. Dernier exemple en date avec le groupe de punk hardcore Turnstile propulsé nouvelle sensation “rock” de l’ère post COVID par une fan base solide et des médias enamourés . Sincères ou pré-fabriqués les poster boys de Baltimore? Comme souvent, la vérité se situe à mi-chemin entre les deux, mais raconte assez bien ce qu’on peut attendre d’un groupe de rock en 2022.
“Viens comme tu es”
Sur Glow On, son nouvel album débité en singles amuse bouche par le mastodonte Roadrunner, Turnstile balance un titre assez évocateur de son ADN: TLC. Rien à voir (je crois) avec le groupe de R’N’b 90’s mais plutôt un slogan taillé pour les sing along des tournées à rallonge qui attendent le groupe (si le Dieu sanitaire le veut). Turnstile Love Connection est un “instant classic” du son Turnstile, quelque part entre fusion 90’s et hardcore East Coast, rehaussé de petits bleeps électroniques et d’un break deep house (oui oui). Sur cette grosse patate, Brendan Yates chante “merci de me laisser être moi même”. Vous l’aurez compris, si Turnstile cite musicalement (et dans quelques bribes esthétiques) le hardcore des origines, il en propose une version hautement inclusive et bien loin des ambiances club de muscu des groupes 80’s et 90’s. “I believe in holding onto love” chante ailleurs l’américain sur Mystery, titre stadium qui introduit ce nouvel album. On le croit sans peine même si cette posture peut poser question. Le punk hardcore est-il devenu un truc de hippie ? Ou au contraire est-ce désormais subversif de se présenter à un concert hardcore sans tatouages et envie de péter les dents de son voisin? Turnstile a au moins le mérite de poser la question.
En avril 2021, le premier “réel” concert post pandémie se tenait au Tompkins Square Park, haut lieu de la contre-culture punk new-yorkaise et invitait en plein air Murphy’s Law, Agnostic Front et quelques autres formations du même acabit. Post pandémie, mouais. Alors que les cas de COVID continuaient d’exploser aux USA, la vision de milliers de punk sans masque en train de mosher posait un peu question. John Joseph (connu entre autres pour avoir fait partie des Cro-Mags), figure controversée de la scène punk hardcore, qui se produisait ce jour là avec Bloodclot, prit la parole le lendemain pour comparer le rassemblement au mouvement Black Lives Matter (“history was made” calme toi Johnny). Si on ajoute que le leader du groupe SSD était lui monté sur scène ce jour là avec une chemise “Black Flag Matters”, quelques semaines seulement après la mort de George Floyd, on ne peut qu’avoir un léger goût de vomi dans la bouche. Cerise sur le gâteau à la merde: le concert avait été autorisé par la ville car les organisateurs l’avaient fait passer pour un événement caritatif en faveur des pompiers new-yorkais. Bravo les cro-magnons.
Entre donc en scène quelques mois plus tard le retour de Turnstile avec des ambitions élevées et un sens de la communauté punk et (lointainement) Do It Yourself remis au goût du jour. Lancé par un court métrage chiadé (1,7 millions de vues en ce début 2022) qui ne déparerait pas chez Frank Ocean ou Tyler The Creator, le groupe, qui ouvre systématiquement sa guestlist aux réfugiés et offrent une partie de ses revenus aux manifestants Black Lives Matter emprisonnés ou aux sans abris, apparaît comme une alternative terriblement séduisante aux boomers vieillissants du punk . Turnstile, groupe mixte aux looks chiadés, amateurs de skate boards, de weed et de fringues 90’s, qui passe sans sourciller des captations Hate5six à Thrasher ou Fader, dégage à la fois quelque chose de très sincère et d’un peu calculé. Ce frisson du cool contemporain (le même que l’on retrouve chez un groupe comme Brockhampton) est probablement ce “je ne sais quoi” qui risque d’emporter tout sur son passage. Sans obsolescence programmée?
Turnstile va-t-il conquérir le monde?
Pour son troisième album, le groupe a fait appel au producteur Mike Elizondo (à qui l’on doit des trésors tels que In Da Club de 50 Cent ou Family Affair de Mary J Blige). On y croise aussi Blood Orange sur deux (excellents titres): Alien Love Call et Lonely Dezires. Alors le groupe “repousse-t-il les barrières du rock” comme semble le prétendre une bonne partie de la presse anglo-saxonne? Ce serait probablement un peu présomptueux et dépassé de l’affirmer. Turnstile navigue entre les genres avec une certaine maestria (on se rappelle de l’EP collaboratif avec le héros house lofi Mall Grab) et approche la composition d’une façon très actuelle, incorporant ici et là hooks mélodiques et petits riffs de synthés psychés.
C’est cette science des arrangements couplée à une approche “rock de stade” qui permet sans problème à sa musique d’être abordée par les néophytes. Et pour les spécialistes et les vieux? Le groupe a pensé à tout, évidemment, distillant habilement shreds de guitare, clins d’œil visuels et sonores aux années 80 et 90. C’est probablement cette science de la nostalgie qui explique en partie le succès de ce groupe, à l’image de la captation de sa release party à Baltimore en VHS. Conscient que son public est autant constitué de kids en pleine vague de nostalgie 90’s et de nouveaux grown ups toujours enclins à revisiter leur adolescence (et souvent effrayés à l’idée de se sentir dépassés par le monde moderne), Turnstile évoque une nouvelle inclusivité entre les générations. Reste à espérer qu’à force de ne vouloir bousculer personne, le groupe ne mute pas vers un truc fadasse et redondant. Ou pire comme des Foo Fighters de la génération Instagram. Suite au prochain épisode!
ADRIEN DURAND
Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.