Tonetta: les carnets du sous-sol

“He’s sort of a cross between Jandek and Peaches, but better.” 

(Reddit)

En 2002, j’assistais à une projection du film Ken Park de Larry Clark qui venait tout juste de sortir dans un cinéma parisien. Comme à son habitude, le cinéaste ne ménageait pas les effets de choc, entre drogues, masturbation strangulatoire (sur mineur), violences diverses et variées. Une des séquences particulièrement marquantes du film mettait en scène le père d’une des protagonistes adolescentes qui entraînait sa fille dans un simulacre de mariage incestueux (scène d’autant plus malaisante que l’actrice, Tiffany Limos, 22 ans à l’époque était aussi la compagne à la ville de Clark, de 37 ans son aîné). Dans la salle, les rires fusèrent à tel point que je me demandais si je regardais le même film que les autres spectateurs. Ce rire de malaise était un bouclier totalement chimérique contre cette scène (pas bien passionnante sur le plan cinématographique au demeurant, ce Ken Park marquant l’entrée du réalisateur de Kids dans une préretraite de pervers pépère) et n’avait eu pour effet que de décupler la vision d’une partie noire et vénéneuse de l’âme humaine. Quand j’ai commencé à vouloir enfin aller au bout de ce projet de papier sur Tonetta (que je traîne , comme certains sujets parfois, depuis des années), je n’ai pas pu m’empêcher de repenser à cette anecdote.

Star souterraine de YouTube au début des années 2010, Tonetta (Anthony Jeffrey de son vrai nom) est une sorte de boogeyman de la musique outsider. Une apparition spectrale et effrayante qui conjugue synth pop cheesy que ne renierait pas Mac de Marco et mises en scène costumées étranges évoquant tour à tour Psychose, Chucky et Priscilla, folle du désert.  Une de ses premières vidéos postées sur YouTube, Can’t Wait To Make Love est une love song chaleureuse, à classer quelque part entre Laurent Voulzy et les Bee Gees. On y voit un chanteur au mulet grisonnant se trémoussant sobrement dans un décor factice de vidéo karaoke. Dans un court documentaire qui lui est consacré en 2015, on voit le chanteur “en tenue de ville” se regarder interpréter le titre Jamie. Dans la vidéo, il porte un uniforme d’écolière “sexy” rouge, un masque de braqueur translucide et une perruque blonde usée . Ses abdominaux solides et sa danse lubrique donnent à l’ensemble un côté extrêmement bizarre. On le voit ensuite, fier comme un coq, présenter son set up cinématographique, celui avec lequel il s’est mis en scène dans des milliers de vidéos, en string, porte-jarretelles, guêpière SM, masque de théâtre Nô ou moustache hitlérienne. “The magic happens, Tonetta happens” s’écrie Tony, presque en transe (évoquant une version white trash du défunt show MTV Cribs). 

Le personnage de Tonetta a surgi dans la vie de Tony en 1983 peu après une dépression nerveuse qui lui aura coûté son mariage et la garde de ses deux enfants (qu’il n’a jamais revu depuis). Reclus dans son appartement de la banlieue de Toronto (il évoque parfois un patron mais il est difficile de l’imaginer au travail), il raconte avoir commencé à écrire des chansons d’amour pour lutter contre la solitude. Cette femme qui l’a quitté était son seul amour et il confesse volontiers n’avoir pas eu de relation sexuelle depuis sa rupture avec elle. Tonetta est devenu les deux parties d’un couple mort-vivant, tantôt éphèbe en smoking, tantôt péripatéticienne vulgaire. Avec le temps et la frustration, les chansons d’amour ont mué en diatribes SM ou semonces salaces hardcore. Côté musique pourtant, les morceaux de Tonetta restent d’une efficacité redoutable, mélodiquement imparables, quelque part entre un Suicide ultra lofi et F.R. David (l’auteur de la bluette Words Don’t Come Easy).

En 2008, lassé de distribuer ses cassettes, Tony investit YouTube. Ses vidéos deviennent virales en plein boom du gentil freak rock US. Au moment où Ariel Pink et Animal Collective sont les nouveaux gourous du cool, les hipsters cherchent des sensations (plus) fortes. Certains se tournent vers R Stevie Moore ou Gary Wilson. D’autres plus férus d’esprit punk se prennent de passion pour Tonetta. Capable d’enchaîner une pop song catchy au doux sobriquet de Hitler ou de scander sur fond de minimal wave un peu cheap “I’m going to tickle your ass with my tongue, As you know, I’m well hung, Gonna make you laugh, wiggle and squirt, With just one push you’ll scream « ooh that hurt », Tonetta accompagne le glas des années Vice et Burger Records (il y eut un temps un projet de tribute band monté par les Growlers grimés en Tonetta, quelle idée). Désormais régulièrement censuré par YouTube, il compte sur la fidélité de sa fanbase pour faire durer sa vision. Car ce qui le relie à ses aficionados les plus jeunes, c’est selon lui la soif de liberté. 

“L’histoire de ce one man band est sûrement la plus grande escroquerie de la mouvance fun et décalée du rock indé américain. La musique fait le grand écart entre un funk de série Z chanté par un blanc mal dans sa peau et un weird rock qui respecte trop les gimmicks des années 2000 pour être réellement de 83. Le mec change de voix à tous les morceaux, plagie parfois les Red Hot Chili Peppers : c’est mal compilé, sans aucune logique, ça sent même le fake à plein nez.” En retombant sur cette petite chronique publiée chez Hartzine (un blog que j’ai beaucoup aimé), je n’ai pas pu m’empêcher de questionner l’intérêt effectif d’une critique de Tonetta en 2021. L’objet esthétique graveleux et fascinant que constitue le “projet” Tonetta dans son ensemble raconte bien ce qui nous happe dans l’art outsider. Car cet étrange mélange de Joe Pesci et Ed Wood dégage une forme d’excentricité presque diabolique. On a tous connu ce personnage effrayant qui logeait dans un petit appartement dans le quartier de notre enfance, celui devant lequel on se poussait en ricanant quand on séchait les cours de sport. Tonetta c’est le clown de Stephen King, l’exhibo du jardin public qui fait peur et rire. Mais pas que. 

Lorsqu’il évoque le suicide de son frère (provoqué selon lui par une relation malsaine à une Ouija Board), on ressent surtout le désespoir profond d’un grand solitaire qui n’a pas ou peu eu accès au monde extérieur depuis cette fatidique années 1983, celle là même  qui semble imprégnée pour toujours dans sa peau et sa psychée (il regarde encore et encore des VHS de vieux westerns enregistrés par son frère cette année là). A le voir raconter ses voyages astraux où son esprit a quitté son corps pour se promener dans l’univers, on assiste un peu impuissant au terrible enfermement de la maladie mentale. C’est probablement dans l’endossement de ses costumes et fantasmes sexuels réalisés en musique que Tony échappe à sa condition. La créature Tonetta m’évoque de loin La Poupée de l’Allemand Hans Bellmer, une sculpture confectionnée par l’artiste, projection de désirs sadiens, jugée dégénérée par les Nazis et qui marqua fortement le mouvement surréaliste. Tony a probablement réussi à trouver un interstice dans lequel exister grâce à sa musique et ses travestissements. Son sourire diabolique et certaines de ses diatribes laissent clairement penser que Tonetta n’est que la partie immergée d’un iceberg noir et sanguinolent.

Fuck Tonetta and believe me I have” dit Tony avec sa voix cassée avant de refermer le rideau.

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 9 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

 

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