« I went to Spotify and all I got was this stupid song ». Hier en traînassant sur la plateforme de streaming, je suis tombé sur le remix de Sicko Mode de Travis Scott par Skrillex. Il y a peu de disques sur lequel je n’arrive pas à me faire un avis. Le dernier Scott en fait partie. Dans mon inconscient, je continue de le voir comme le pantin désincarné de la pochette de Rodeo. Sicko Mode, vendu par une certaine presse comme un sommet d’expérimentation, ressemble surtout à une collaboration entre deux stars (on a droit à quelques phrases de Drake) qui n’ont pas été dans la même pièce un seul instant. Il est déséquilibré, mal enchaîné mais produit comme un SUV plaqué or. Le terrain de jeu parfait pour Skrillex qui peut y ajouter ses « wooshies », et évidemment « THE DROP ». Le résultat est assez fatigant à écouter mais fascinant à décrypter (tout ce que j’aime quoi).
Il est assez intrigant d’imaginer comment la musique de Skrillex et tout le mouvement outrancier d’EDM (electronic dance music, soit la musique club taillée pour les fraternités blanches et les festivals de CSP+ dans le désert) sera perçue dans une dizaine d’années. N’en reste pas qu’avec son titre Scary Monsters And Nice Sprites, le petit américain aura écrit le Smells Like Teen Spirit des années 2010 (ou plutôt le Blind si on veut rester politiquement correct). Et que bon an mal an, il a séparé le monde en deux. Ce morceau appartient à un espace temps très précis: celui de l’adolescence occidentale riche des années 2010, celle qui s’est construite évidemment sur Internet et pour qui la précision des références intellectuelles et culturelles importe peu. Après tout, si on n’a pas besoin de faire du skate pour porter un hoodie Thrasher, on peut très bien mosher en club avec 5000 personnes sur un petit chanteur d’emocore reconverti en DJ star qui balance du dub metal inspiré par un titre de David Bowie. Pourquoi faudrait-il connaître Autechre et Underground Resistance pour ça?
L’histoire de Skrillex a été raconté des dizaines de fois. C’est celle d’un gamin chanteur d’un groupe emo hardcore américain devenu un peu par hasard une méga star, nominée aux Grammys, capable de rassembler sous la même bannière, ceux qui lui ressemblent (les outsiders avec des grosses lunettes, des t-shirts de mangas et des piercings) et ceux qui lui tapaient dessus à l’école, les fameux bro’s, stéréotypes de jeunes beaufs friqués américains pour qui la musique se résume en général à trois morceaux. Hier en sortant du très mauvais nouveau film de Xavier Dolan, j’ai repensé à une phrase intéressante (la seule je pense): « oh encore une histoire de jeune blanc maltraité par ses camarades de classe ». L’éternelle histoire de la revanche de l’artiste, devenu star, sur un monde qui ne le comprenait pas enfant (parents, école, société) est devenu un marronnier de la culture pop. Cependant, chez Sonny Moore (le vrai nom de Skrillex), à la différence de Kurt Cobain ou Dolan, il n’y a pas de malaise ou de revanche à prendre sur les masses. Il utilise sa musique comme un grand rituel d’expiation. Et c’est en cela que la teneur de défouloir de son tube prend une toute autre profondeur.
C’est Springbreakers, le film arty mainstream de Harmony Korine qui aura le mieux gravé dans le marbre l’essence de cette musique. Le film, comme le morceau qui l’accompagne, raconte exactement le mélange d’outrance et de recherche de sophistication qui sied à l’adolescence, d’autant plus quand elle a lieu à l’ère du tout digital et dans un pays qui n’arrive pas à choisir entre excès et responsabilité.
Il y a quelques années, quand j’écrivais pour un média un ligne, nos papiers sur la musique électronique ne semblaient pas intéresser grand monde. Un jour, l’un de nous a pointé une page Facebook et nous a dit « désormais c’est ça le plus gros média consacré à la techno ». Il nous montrait le compte de Skrillex partageant un morceau d’Aphex Twin à des fans pré-pubères ébahis de découvrir Windowlicker pour la première fois. Désormais, que Skrillex produise Justin Bieber, cherche à signer PC Music ou tente bêtement de copier Burial, il assume pleinement son rôle de passeur. Et il serait certainement bien stupide de lui nier cette capacité ou de lui mettre des bâtons dans les roues.
Skrillex aura (selon moi) chamboulé la musique électronique dans sa façon d’effacer totalement les barrières entre bon et mauvais goût et (c’est probablement ce qu’on lui reproche le plus) assumé pleinement sa non culture et une approche évanescente qui le fait picorer quelques gimmicks ici et là pour monter sa propre mayonnaise. Une démarche certainement plus décomplexée (et branleuse) de la musique que celle, au hasard, de 2 Many Dj’s dont la science du mash up est aussi moche que les drops de Skrillex mais qui ne peut s’empêcher en permanence de ramener sa science sur le tapis, dans une volonté de survoler une partie de son public avec condescendance. Skrillex, un peu à la manière de Prodigy une vingtaine d’années avant, a donné à entendre une BO bête et méchante de l’adolescence sans s’inscrire dans une histoire ou un mouvement mais en semant ici et là quelques graines intéressantes dans le ciboulot de son public. On peut très certainement lui reprocher d’être dans une démarche commerciale vide de sens, auto centrée, voire totalement inutile. Mais ce serait oublier de quoi est faite la musique pop pour ados de ces cinquante dernières années.
Finalement, il n’y a que le voir envoyer une question par l’intermédiaire de Fact à son idole Richard D James pour comprendre ce qui motive ce gamin (qui a 31 ans désormais): « Est-ce que tu as toujours ton tank et est-ce que je peux venir le voir ». On est bien loin des joutes verbales d’Aphex et Stockhausen.