Ryūichi Sakamoto & David Sylvian : couleurs complémentaires

Depuis l’orée des années 1980, le Britannique David Sylvian et le Japonais Ryūichi Sakamoto entretiennent un compagnonnage fidèle quoique intermittent, aussi fructueux que passionnant. Compagnonnage qui a permis à l’un comme à l’autre de se soustraire aux diktats du star-system pour explorer l’envers (ou l’ailleurs) de la pop.

 

Couleur platine

Automne 1983 : c’est, je me rappelle, le deuxième 45 tours que j’ai acheté de ma vie, après avoir entendu cette chanson, Forbidden Colours, diffusée en rotation lourde durant tout le mois de juillet sur la radio qu’écoutait avant de s’endormir mon correspondant allemand, chez qui je séjournais dans les Alpes souabes.

Je ne découvrirai que bien des années plus tard Furyo (en V.O. : Merry Christmas Mr. Lawrence), le film dont elle est issue, mes parents l’ayant – à juste titre jugé trop violent (sévices corporels, avalage de langue et autre seppuku) pour le garçon de 13 ans que j’étais. Mais rien que l’affiche reproduite sur la pochette du single (comme du LP) est déjà un riche réservoir à fantasmes. Côte-à-côte en gros plans, sur fond de scènes de la guerre du Pacifique façon Buck Danny et séparés par la lame d’un katana, y figurent les visages des deux musiciens-acteurs dont le réalisateur Nagisa Oshima a fait ses protagonistes principaux : à droite, un David Bowie solaire, au faîte de sa sexytude peroxydée et au seuil de la triomphale période Let’s Dance (le premier 45 tours que j’ai acheté(1)) ; à gauche, Ryūichi Sakamoto, cheveux noirs, visage émacié, impeccablement dessiné, tout aussi androgyne, parfait ying de ce yang.

Je suis également trop jeune à l’époque pour mesurer l’ambiguïté homoérotique qui, à l’image du film, sous-tend ce poster martial. Et ce n’est que récemment que j’ai appris que Forbidden Colours était le titre d’un sulfureux roman de Yukio Mishima paru en 1953, trente ans avant le film, dix-sept avant le spectaculaire suicide de son auteur : Forbidden Colours, Les Amours interdites en français, 禁色 (Kinjiki) en japonais, ce terme désignant selon Wikipedia un euphémisme pour « homosexualité »(2). Il n’empêche que cette chanson – comme bientôt l’ensemble de la B.O., essentiellement synthétique, qui reste pour moi l’une des partitions les plus fraîches et les plus inspirées de Ryūichi Sakamoto – me happe d’emblée, m’hypnotise par son gimmick de piano, ses climats mélancoliques, ses synthés et ses rythmes japonisants. Sans parler de cette voix de crooner dense et douce comme le velours, ou la clarinette, ce timbre maniéré, so British, qui n’est pas celui de David Bowie. 

Il est vrai que parmi toutes les nombreuses versions du single, le pressage français est le seul à reproduire l’affiche du film sur la pochette. Partout ailleurs, c’est une photo en clair-obscur des deux musiciens qui prévaut – la variante japonaise jouant clairement la carte midinettes. Car lorsque paraît Forbidden Colours, David Sylvian (né en 1958) et Ryūichi Sakamoto (né en 1952) n’en sont pas à leur première collaboration.

Le premier, aussi un sommet de sexytude peroxydée dans son genre – genre en l’occurrence sciemment ambigu, et parfaitement tributaire de l’influence de Bowie, son aîné de dix ans –  a formé en 1974 le groupe Japan, dont il fut le chanteur. Après des débuts glam rock dans le sillage de Bowie et T.Rex, comme une sorte d’avatar londonien des New York Dolls(3), Japan a su laisser les synthétiseurs et les influences orientalisantes (notamment via le jeu de basse de Mick Karn) singulariser et réorienter son identité. Le groupe va ainsi devenir au début des années 1980 l’une des figures de proue de la vague néoromantique – l’une des plus curieuses émanations du punk – avant de splitter, à la veille du succès, en décembre 1982, David Sylvian ayant de plus en plus de mal à composer avec le statut de pop-star. A un journaliste qui l’interrogeait un jour sur l’apparente contradiction entre cette répugnance à assumer son statut de frontman et le look hyper sophistiqué qu’il arborait avec Japan, le chanteur répondra que maquillage et brushing étaient pour lui comme une « combinaison spatiale » protectrice.

A l’époque, Ryūichi Sakamoto semble éprouver exactement les mêmes difficultés au sein du Yellow Magic Orchestra (YMO), trio techno-pop à succès qu’il a rejoint en 1978. Avec celui-ci (Technopolis), mais aussi en solo, dans des albums comme Thousand Knives (1978) ou B-2 Units (1980), ce musicien de formation classique qui révère Claude Debussy a d’ores et déjà contribué à écrire le futur de la musique électronique. Mais il aspire à d’autres horizons. Les musiciens de YMO se sépareront à la fin de cette année 1983.

La première rencontre entre Sylvian et Sakamoto remonte à 1980, lorsque ce dernier co-signe le titre Taking Islands In Africa pour l’album Gentlemen Take Polaroids de Japan, titre sur lequel il joue également des claviers. Mi-82, peu avant la fin de Japan, les deux musiciens publient un premier disque commun, le maxi Bamboo Music/Bamboo Houses. Ce single à deux faces A, dont ils se partagent chacun le recto et le verso de la pochette (le ying et le yang, encore), décline une pop orientalo-synthétique à la séduction subtile, assez caractéristique de leur musique d’alors. 

Mais c’est vraiment Forbidden Colours, composé par Sakamoto, qui jouera, pour les deux musiciens, le rôle de déclencheur. Selon Christopher E. Young, biographe de Sylvian(4), ce morceau, dont le texte questionne non pas la sexualité, mais la foi, sera le point de départ de la longue quête spirituelle du chanteur (qui s’intéressera par la suite à l’enseignement de Georges Gurdjieff, au soufisme, au bouddhisme et à l’hindouisme…). En mai 1984, dans le Melody Maker, David Sylvian évoquait Forbidden Colours en ces termes : « J’ai réussi quelque chose que je n’avais jamais réussi jusque-là : écrire un texte sur moi-même qui ne contienne pas de réponse. Il y avait une question sur la religion. J’ai ce truc avec les religions en général. Je m’intéresse aux philosophies des gens et aux raisons pour lesquelles ils s’y cramponnent. Est-ce parce qu’ils ne sont pas assez forts dans leur propre vie qu’ils ont besoin de quelque chose sur quoi compter, ou bien est-ce qu’ils s’y cramponnent parce qu’il y a dans la religion une réelle valeur dont je n’aurais pas conscience ? A cette époque, la religion chrétienne m’obsédait de plus en plus, et ‘Forbidden Colours’ a été la première fois où j’ai réussi ce genre d’écriture, à mettre dans un texte quelque chose qui n’était que l’expression de ce que je traversais, qui n’avait pas de conclusion. C’était d’une grande honnêteté, et c’est ce qui m’a décidé à continuer à écrire. Je ne pouvais plus revenir en arrière. J’étais juste incapable de m’en sortir, j’ai donc écrit tout simplement sur moi-même. »

Ainsi ce morceau marque-t-il pour le Britannique une vraie rupture, libérant sa créativité à une période où il semble en panne d’inspiration. Il le confirmait en 1999 à Sylvie Simmons dans Mojo : « Ce morceau a ouvert une porte, j’ai pensé OK, je suis prêt, et j’ai commencé à écrire Brilliant Trees » – son premier album solo, paru en 1984, sur lequel on retrouve… Ryūichi Sakamoto.

Pour le Japonais, le succès de ce tube et de cette B.O. inaugurera une prolifique période de collaboration avec le cinéma, et des réalisateurs comme Bertolucci, Almodovar, De Palma (on avoue un faible pour la musique de Love Is The Devil, biopic signé John Maybury sur le peintre Francis Bacon), en marge d’une florissante carrière solo qui fera de lui l’un des précurseur de ce qui ne s’appelle pas encore « world music ».

United colours

Elle est émouvante autant qu’elle semble tomber sous le sens, cette rencontre entre ce Britannique fasciné par l’Extrême-Orient en général, et le Japon en particulier (il a longtemps vécu avec la photographe japonaise Yuka Fuji), et ce Nippon nourri de tradition européenne.

Entre ces deux antistars qui entretiennent avec le succès des rapports ambigus, artistes caméléons cultivant en même temps une sexualité straight et une image volontiers fluide, androgyne (troublante est par exemple la comparaison entre les pochettes des disques que l’un et l’autre publiaient en 1981 – Quiet Life de Japan et Left Handed Dream de Sakamoto)(5).

Entre ces deux musiciens hors norme, aux parcours différents mais parallèles, férus d’expérimentation autant que de collaborations.

Jusqu’à l’album Dead Bees On A Cake de 1999, qui clôt la première période créative de David Sylvian – avant que celui-ci ne s’embarque pour un voyage au-delà de la pop qui n’a guère d’équivalent (hormis peut-être celui de Scott Walker) –, Sakamoto sera ainsi de tous les disques de celui-ci. Que ce soit dans le travail sur le piano et les claviers ou dans les arrangements de cordes, son influence semble particulièrement prégnante sur ce chef-d’œuvre de pop intemporelle qu’est Secrets of the Beehive (1987). « Ryu est un musicien extraordinairement généreux, qui n’éprouve pas le besoin d’imprimer sa marque sur une exécution ni d’interpréter les idées de quelqu’un pour leur donner une tournure personnelle, même si son jeu n’en reste pas moins reconnaissable entre tous », déclarait David Sylvian à Tintin Törncrantz en 2010 au sujet de cet album. Des propos qui font écho à cette phrase de Sakamoto, dans le documentaire Tokyo Melody que lui consacrait  en 1984 Elizabeth Lennard : « Quand je travaille avec des Japonais, je deviens japonais. Quand je travaille avec des Occidentaux, j’essaie de devenir comme eux. » En 2012, décrivant pour The Quietus les sessions de travail entre Oshima et Sakamoto au moment de Furyo, Sylvian précisait : « Ryūichi est quelqu’un de très malléable, de très ouvert et de très flexible. Je pense que c’est une qualité, mais ce n’est pas une qualité que je possède… »

On notera par ailleurs que les collaborations de Sakamoto avec Sylvian ont toujours revêtu un statut particulier. Exception faite du morceau Life, Life figurant sur Async (2017), dernier opus solo en date de Sakamoto, sur lequel on l’entend dire un poème d’Arseni Tarkovski, Sylvian ne chante sur aucun des albums de son ami, pourtant prodigue en featurings de luxe  (Iggy Pop, Youssou N’Dour, Arto Lindsay…). Au contraire, lorsqu’il pose sa voix sur un morceau composé par Sakamoto, celui-ci porte toujours leur double signature. C’est le cas par exemple de Heartbeat en 1992, où Sylvian est accompagné de celle qui deviendra peu après son épouse – Ingrid Chavez, ancienne protégée de Prince et notamment auteure de Justify My Love pour Madonna. 

C’est également le cas de World Citizen, single paru en 2004 et qui, un peu plus de vingt ans après la première collaboration entre les deux musiciens, venait boucler une sorte de boucle. Un single qui fait penser à la fois au diptyque Bamboo Houses/Bamboo Music, avec ses deux morceaux jumeaux (s’il était sorti en vinyle, sans doute aurait-il lui aussi eu deux faces A), et, plus encore, à Forbidden Colours : si World Citizen est une ballade « pop-rock » plutôt quelconque, l’autre morceau, World Citizen – I Won’t Be Disappointed, plus électronique, est pour le coup un vrai chef-d’œuvre (en particulier dans sa version longue), que l’on peut écouter comme une version 2.0 de Forbidden Colours.

D’abord en raison du caractère « universel »  et humaniste de son propos – un hymne à la tolérance et à l’ouverture qui rappelle les « couleurs interdites » de notre jeunesse(6). Ensuite, et surtout, par la façon dont est composée, interprétée et produite cette chanson où l’on retrouve à la fois la science du gimmick de Sakamoto (ces deux notes de synthé qui courent à l’arrière-plan d’un bout à l’autre du morceau) et le talent de Sylvian pour les mélodies vocales qui semblent couler de source. Le tout, conjugué à un goût très sûr pour les traitements sonores, les samples ayant cédé la place aux glitches. Aussi moderne que World Citizen paraît un peu ringard, World Citizen – I Won’t Be Disappointed a également en commun avec Forbidden Colours d’être une chanson « sans refrain », au sens où l’harmonie du morceau ne varie pas entre le couplet et le chorus : il incombe à la seule mélodie de voix et aux arrangements de marquer la différence entre les deux…

Depuis les années 2000, la relation entre Sakamoto et Sylvian semble certes moins fusionnelle que lors des deux décennies précédentes, même si leurs trajectoires restent parallèles (voir la façon dont l’un et l’autre se sont acoquinés avec certaines figures de la musique électronique « expérimentale » – Alva Noto pour Sakamoto, Fennesz ou Stephan Mathieu pour Sylvian). Forbidden Colors et World Citizen – I Won’t Be Disappointed n’en attestent pas moins de la mystérieuse alchimie et de la complémentarité qui unissent  le tandem, points d’orgue d’un compagnonnage singulier, au confluent du mainstream et de l’underground, entre deux musiciens explorateurs, adeptes des chemins de traverse plus que des sentiers de la gloriole.

 

DAVID SANSON

 

  1. Le tournage de Furyo a eu lieu à la fin du printemps 1982, l’enregistrement de Let’s Dance en décembre 1982. Le film d’Oshima et l’album de Bowie sont tous deux sortis en mars-avril 1983.
  2. A noter que le père de Ryuichi, Kazuaki Sakamoto, éditeur, fit publier plusieurs romans de Mishima.
  3. De son vrai nom David Allan Batts, David Sylvian a emprunté son pseudonyme à Sylvain Sylvain (alias Sylvain Mizrahi), guitariste des New York Dolls ; son frère Steve Batts, batteur de Japan, ayant choisi son nom de scène (Steve Jansen) en référence à David Johansen, chanteur du décadent groupe new-yorkais.
  4. Voir Christopher E. Young, On the Periphery – David Sylvian: A Biography – The Solo Years, Malin Publishing, Heswall, 2013.
  5. En 2017, dans GQ, Etienne Menu évoquait Sakamoto en des termes qui pourraient tout à fait s’appliquer à Sylvian : « Ni gay, ni même tout à fait androgyne, Sakamoto ne s’est jamais opposé frontalement à un certain modèle d’homme dur et fort : il a préféré explorer une sorte d’ailleurs de la virilité. Ne serait-ce qu’en surface, puisqu’il a été dès ses débuts une icône dandy et versatile du style masculin, naviguant entre les vestiaires preppy, militaire, futuriste, bohème ou casual-chic. Un goût du caprice discret et du jeu de références qui a aussi déterminé sa musique, laquelle passe de la douceur à l’élan, du voluptueux à la désolation en ignorant toujours l’agressivité. » 
  6. Il s’agissait bien d’écrire une « protest song », le projet s’intégrant à l’époque dans une « chaîne musicale » initiée par Sakamoto en réaction à l’invasion américaine en Irak. Une chaîne musicale à laquelle participeront notamment Haruomi Hosono, Mika Vainio, Atom Heart Ryoji Ikeda, Carsten Nicolai, Christian Fennesz, Thomas Brinkmann, Taylor Deupree, AGF, Andy Moor, Xavier Charles, DJ Spooky, Giuseppe Ielasi,… et même notre O.Lamm national !

 

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