River Phoenix, Gus Van Sant et les suprémacistes blancs américains.

Dans le passionnant roman graphique,  I Never Promised You A Rose Garden, Mannie Murphy part de sa fascination adolescente pour l’acteur River Phoenix pour tirer les fils de la romantisation du racisme blanc et de la passion malsaine d’un certain cinéma bourgeois pour les figures hors-limites.

En grandissant dans les années 1980 et 1990, il était très difficile de ne pas tomber amoureux de la figure d’anti-héros angélique de l’acteur River Phoenix. Stand By Me, Indiana Jones, Mosquito Coast, À Bout de course… Dans chacun de ses films de cet âge d’or d’un cinéma d’auteur grand public et malin, le jeune homme promène sa gestuelle de funambule et sa blondeur de quaker avec une grâce extraordinaire, jouant chaque rôle comme si sa vie en dépendait. C’est avec un autre film, plus arty cette fois, qu’il devient une véritable icône des années grunge, My Own Private Idaho de Gus Van Sant, sorti en 1991 (the year punk broke). Il y incarne un jeune prostitué narcoleptique qui tombe sous le charme d’un garçon plus riche que lui, campé par un autre poster boy de cette décennie, Keanu Reeves. A l’écran comme dans la vie, ces deux-là se mélangent comme des couleurs complémentaires, coup de foudre amical, physique, alchimique. Ce nouveau couple de l’alt-Hollywood s’ébroue au milieu d’une foule d’enfants perdus, hustlers recrutés dans les rues de Portland par Van Sant pendant le tournage de son film précédent, Drugstore Cowboy (1989). C’est le point de départ du récit de I Never Promised You A Rose Garden de Mannie Murphy (Fantagraphics). 

Van Sant vient tourner son deuxième long-métrage dans les parages du lycée alternatif où l’auteur·ice est scolarisé·e. Chaque jour les élèves se pressent à la fenêtre pour tenter d’apercevoir Matt Dillon, autre star de l’époque. Murphy raconte avec brio le contexte d’une époque où une foule d’adolescents en perdition affluent vers Portland, ville encore portée par “l’éthique libertarienne” du Pacifique Nord-Ouest née pendant la ruée vers l’or. Sans le sou, sans domicile fixe, cette jeunesse en perdition se vend. Le réalisateur y voit le sujet de son prochain film et fait venir son premier rôle, River Phoenix, pour le plonger dans un bain de vérité street. La maison de Van Sant devient un laboratoire de cinéma autant qu’un refuge. Phoenix, né dans la secte des Enfants de Dieu et arrivé par hasard au cinéma après l’échec d’une vie familiale de prêche itinérante en Amérique du Sud, renoue avec ses habitudes de gamin des rues. C’est à cette occasion qu’il rencontre la seringue pour la première fois. 

En retraçant les contours flous d’une époque de clochardisation céleste sponsorisée par les studios de cinéma californiens, Mannie Murphy soulève la fascination trouble du réalisateur américain pour toute une scène souterraine qu’il croise alors dans les rues de Portland: celle des skinheads et suprémacistes blancs. Parmi eux, se distingue la figure de Ken Death, un jeune gamin de 15 ans, débarqué en train de Seattle sans ses parents et recueilli à la gare par un certain Mr. X. Ce personnage trouble (parmi tant d’autres) est un vieil ami de Gus Van Sant. Il butine les jeunes éphèbes dans les rues, les place dans les clubs rock qu’il possède et les héberge dans une grande maison sur les hauteurs de la ville. L’auteur.ice expose ici avec subtilité les contours d’un comportement de prédateur. Van Sant est fasciné par l’homo-érotisme du look skin, la violence et le danger exhalés par cette jeunesse blanche extrêmiste. Un peu avant Mala Noche, son premier film, il parvient à mettre Ken Death devant sa caméra le temps d’un court-métrage. Attendu pour passer le casting de My Own Private Idaho, le jeune facho ne vient pas, plus occupé par les combats de rue et la propagation de l’idéologie abjecte du gang East Side White Pride. Après un passage à la télévision nationale qui se termine en émeute (le présentateur Geraldo Rivera finit son émission avec le nez cassé), Ken Death est arrêté pour le meurtre d’un jeune étudiant d’origine éthiopienne, Mulugeta Seraw. Son procès expose la montée terrible du suprémacisme blanc dans le Nord-Ouest Américain et devient un stand de propagande pour Tom Metzger et son fils John, dirigeants et fondateurs de la White Aryan Resistance (WAR).

Un soir d’Halloween 1993, River Phoenix meurt d’une overdose devant le club de Johnny Depp, le Viper Room, six mois avant la disparition de Kurt Cobain. Devant les télévisions du monde entier, son frère Joaquin fait entendre sa voix pour la première fois. Deux ans plus tard, il incarne un adolescent envoûté par une femme manipulatrice dans Prête à Tout du même Gus Van Sant. Encore une histoire de prédation.

Le roman graphique de Mannie Murphy est fabuleux à plusieurs égards. Sur le fond, il réussit à trouver un juste équilibre entre autobiographie, faits historiques (le travail de recherche est riche et précis) et critique culturelle.  On y découvre les fondations du racisme systémique américain et l’auteur.ice fait un élargissement pertinent à la question des violences policières. Sur le plan formel, l’objet ressemble à un carnet encré à la main. Le trait expressionniste alterne précision et coulures organiques, celles-ci donnant à l’objet un aspect terriblement personnel, comme si on venait de mettre la main sur un carnet de croquis. 

Enfin, un des aspects les plus touchants de ce livre est l’attachement profond de Mannie Murphy à l’acteur qu’i·el évoque. Loin de renier ses amours de jeunesse, l’auteur·ice semble y puiser une forme de sagesse. L’occasion pour i·el de rappeler que les adultes sont censés éduquer les plus jeunes, et non les exploiter. 

ADRIEN DURAND 

 

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