Cet article est le premier de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s.
A la question « à quoi sert le cinéma? », je me rappelle de Béatrice Dalle qui avait balancé un iconique « à rien », clair et carré. Ça m’avait bien fait marrer à l’époque, car au final, cette réponse est assez juste, quand on y pense : l’art, quelle que soit sa forme, est inutile. Je n’ai jamais tiré un quelconque enseignement d’une œuvre, seulement de mes propres expériences. Aucun livre, aucun film, aucune chanson ne m’a apporté de véritable réconfort, ou n’a eu d’effet cathartique sur moi. Je crois profondément qu’on se forge dans la douleur, l’excès et la faiblesse. Vivre par procuration ne m’a jamais semblé être une bonne option.
Pourtant, je suis bien obligée d’admettre que certaines vérités peuvent s’imposer par des chemins détournés. C’est qu’on n’est jamais à l’abri de se prendre un coup dans la gueule. Pour moi, l’art est plus une espèce de garde-fou qui maintient le manque en place. Courir après une chimère, en sachant pertinemment qu’on n’arrivera jamais vraiment à la toucher du bout des doigts. Nous rappeler que nous ne sommes que des humains, si on veut se la jouer pseudos grands penseurs qui enfoncent des portes ouvertes, bouffés par nos lubies et nos obsessions.
Parfois, ça peut résonner beaucoup trop en soi pour ne pas essayer d’en tirer au moins une ou deux conclusions. On y revient, comme un connard d’insecte qui va se cramer sur une ampoule allumée. C’est drôle ce que ça peut vous faire faire, l’ennui. L’expérience n’est jamais vraiment concluante, mais on ne peut s’empêcher, malgré le contrôle, de refoutre les doigts dans la prise, juste pour le fun ou le drama, ou les deux, à vous de voir, selon votre degré de « scorpio vibe ».
Ma faille, c’est Orgueil et Préjugés de Joe Wright (2005). D’une manière générale, j’aime son regard sur les classiques de la littérature et la théâtralité de sa mise en scène, à la fois subtile et sexy. Pour celles et ceux qui me connaissent, c’est toujours un choix étrange. Je n’ai jamais caché mon attirance pour les taudis où vivent des gens cassés. Des sortes de Bukowski, encore plus puants, avec un air de Fante. Une baraque moche et vieille à Venice. Un petit coin de paradis à Bunker Hill. Le matelas collé sur le sol, les fenêtres déglinguées. Il a beau être à mille lieues du bercail, Wright sait malgré tout soigner mon nid de questions existentielles à coups de robes edwardiennes et de salles de bal. A l’arrivée, dans tout ce bordel, c’est avant tout la nature humaine qui m’intéresse.
J’aime la complexité des relations, l’instinctif qui prend le pas, les doutes qui écrasent les évidences. La raison m’effraie, même si je la sais indubitable. Trop factice pour moi, il est si facile de se vautrer dans le mensonge et de tromper ses tripes pour mieux coller aux attentes qu’on voudrait avoir de soi.
Je résiste difficilement à ces histoires d’amour poudreuses, où des jeunes premières se rêvent l’épouse d’un riche héritier pas trop dégueulasse ou encore d’un soldat qui pue le sexe à mille kilomètres à la ronde. Une main qui se contracte, entre attirance et répulsion. Des plans séquences sur une plaine brumeuse, l’héroïne en proie à l’incertitude. Telle une funambule, entre la raison et les sentiments, entre la retenue et le lâché-prise. Une fine pluie tombante, une déclaration bancale, pour finalement se latter la tronche à coups d’insultes.
Je ne suis pas d’un naturel romantique. Je ne crois pas vraiment à l’amour, ou du moins à l’image qu’on devrait s’en faire. Rien chez moi n’est particulièrement “pretty in pink”. Je suis plutôt quelqu’un de cynique et d’orageux, pas toujours rationnel, vestiges d’un autre temps. Heathcliff dans ses mauvais jours, si vous préférez. Pas pour rien que Les Hauts de Hurlevent est mon livre favori. Je ne résiste jamais à la destruction de deux êtres qui se laissent crever pour une espèce de passion illusoire.
L’erreur de débutant est pourtant de croire que toutes ces histoires ont un caractère fleur bleue, entourées par cet espèce d’imaginaire cottagecore doucereux. J’aime ce piège tendu par le female gaze quand il s’agit d’allier les contraires et de foutre sur la table des réalités qu’on refuse. C’est sans doute ce qui me fascine le plus chez Wright et le rôle qu’il donne aux personnages féminins. Austen écrivait : “To be fond of dancing was a certain step towards falling in love”. J’aime quand même croire qu’elle parlait surtout de cul. Je ne peux que penser à la scène de valse dans son autre film, Anna Karénine où Wright a clairement rehaussé le jeu, rendant au désir ses lettres de noblesse. L’objet de toutes les convoitises n’est plus forcément celui qu’on imagine, rappelant au passage qu’une femme peut tout aussi bien être le prédateur de l’histoire. Une idée au 21ème siècle qui peine encore à faire son chemin.
Plus intime dans le traitement mais tout aussi violent.
Bennet et Darcy sont comme la personnification de ma lutte intérieure qui n’en finit pas. L’atteinte d’un équilibre somme toute bancal qui me paraît presque inatteignable. Se laisser bouffer par le passionnel jusqu’à la ruine ou jouer la carte du raisonnable et se réveiller un matin, réalisant qu’on a pris le mauvais chemin. Assumer ce qu’on est, ou se résoudre à disparaître jour après jour. Brönte disait qu’Austen était une hypocrite superficielle qui n’y connaissait rien à l’amour, alors qu’en vérité, la passion chez Austen est avant tout une histoire de fréquence à atteindre. On ne peut pas passer sa vie à se consumer ni à feinter son propre miracle. S’affranchir des lieux communs et écrire sa propre histoire, sans attendre que quelqu’un d’autre le fasse pour vous. Être plus guidé par l’envie que par le besoin.
Et c’est là que le bât blesse. Orgueil et Préjugés me ramène toujours sur des rivages de mes errements passés. C’est un peu ma croix. Il y a de ces croyances qui restent ancrées malgré tout les remises en question qu’on peut faire subir à son esprit. Ça reste là, bien au fond, prêt à jaillir à n’importe quel moment. Juste qu’avec l’âge, on se rend à l’évidence et on mise un peu plus sur la lucidité. On tente une autre approche, celle de se dire qu’on a peut-être tort. Au final, derrière mes grands airs, peut-être que je suis comme tous les autres : une paumée de l’amour qui a juste la glande de se planter.
Certaines personnes ont besoin de comfort food, et puis il y en a d’autres, comme moi, qui ont besoin d’un coup de pied au cul au risque de tout foutre en sourdine. Se casser la gueule, se relever, etc. Orgueil et Préjugés est l’exception qui confirme mes propres règles. J’ai au moins réussi à maîtriser ça : je lâche difficilement, quitte à me traîner. Un peu comme le dernier cafard à la fin du monde. Ce film me redonne un peu foi dans mon brouillard.
Après, les faux-semblants m’amusent, tout comme les erreurs de jugement. Pas un hasard si le titre original de Pride & Prejudice était First Impression. Les gens sont des puzzles. Insaisissables, impalpables. Mûrir, quelque part, c’est le reconnaître. Désapprendre ce que l’on croyait savoir, admettre ses erreurs, voir et non plus seulement regarder, passif. C’est peut-être ça, le truc. Quelque chose, quelqu’un, qui bouscule vos certitudes. Ce film me fait le même effet qu’après avoir nettoyé la baraque : effacer les traces, lisser les surfaces, réparer ce qui peut être réparable pour s’asseoir au milieu d’une pièce impeccable. De l’ordre à l’extérieur comme à l’intérieur. Et profiter du calme avant le prochain orage.
STENIA