Des t-shirts troués, distendus, délavés. Les pantalons à pince ont été chinés en friperie, les jeans sont déchirés aux genoux. Sur le dos, ces types ne portent qu’un perfecto en cuir, le genre léger, ou un Barbour sans doublure ni rien, alors qu’il caille dehors. Ils déambulent avec leurs godasses usées jusqu’à la corde dans les flaques de boue entre deux monticules de neige noircie par la pollution de la ville, un clope au bec, une bière bon marché à la main. La scène se passe l’hiver à Londres, New York ou Manchester, en 1977, 1981 ou 2003. Les petites frappes américaines ou britanniques de la new wave semblaient ne jamais avoir froid sur mes posters.
J’ai lu un jour – je ne sais plus où – qu’Anton Corbijn – je crois que c’était lui – voyait dans ces dégaines débraillées quelque chose de politique. La dérégulation des marchés sous l’administration Reagan, la brutalité du thatchérisme et le désintérêt profond du modèle anglo-saxon pour tout ce qui ressemblerait de près ou de loin à un État social, tout cela combiné, aurait endurci la peau de ces kids trop habitués à grelotter dans des clapiers humides.
Rajoutez à cela les conduites à risque (drogues, alcool, bastons), l’adoption de comportements non conventionnels ou “déviants” (demandez à la reine d’Angleterre et au MI6 ce qu’ils pensent des piercings de Genesis P-Orridge) et l’exercice d’une musique souvent jugée obscène, vous obtiendrez un énorme doigt d’honneur brandi à la face des entrepreneurs de morale et du capitalisme sauvage. “Tu ne veux pas de moi à ta garden party ? Prends donc mon I Hate Myself and Want to Die”.
Avant J.-C.
J’ai longtemps eu un rapport contrarié à ces images et à la bande-son qui allait avec. Adolescent – je suis né en 1986 -, j’étais le mec qui passait dix minutes au sommet de la rampe de skate sans arriver à se lancer et ne tirait jamais sur les cigarettes des copains. J’aimais écouter Joy Division, mais le regard halluciné de Ian Curtis me glaçait le sang. Je passais en boucle Bleach, mais les effluves de pisse et de tabac froid sur un parterre jonché de seringues et de restes de pizza que m’inspirait ce disque brutal me rebutaient. Sur les photos, j’aimais l’attitude de Richard Hell et l’arrogance du Velvet – que je croyais être un groupe de la fin des années 70 -, mais le New York délabré de la No Wave me faisait flipper. Je voulais avoir l’audace des icônes, mais je craignais les égratignures. J’étais du genre à faire mon lit et à ranger ma chambre, pas à laisser traîner des paquets de Cheesy Poofs vides sur la moquette. L’écart entre ces objets de fascination et mes propres conduites était énorme.
Comme beaucoup, je suis tombé dans tous les panneaux dressés par la pop culture, cette espèce de culture jeune érigée à échelle industrielle par tout un système qui s’en est foutu plein les poches, quitte à sacrifier quelques-uns de ses plus beaux artefacts – de la balle dans la tête de Cobain à l’ultime cacheton de Lil Peep. J’ai donc commencé à développer une sorte de conscience anti-impérialiste à deux balles. Ces images m’attiraient, mais, de fait, elles me repoussaient aussi. Ou plutôt, elles me mettaient face à un paradoxe. Je voyais dorénavant ces types comme les martyrs d’une machine qui broie, tandis que je n’avais de cesse de remettre une pièce dans ce foutu jukebox.
Pour me dédouaner, j’adhérais aux conneries que je pouvais lire sur la figure christique de la rock star, sacrifiée pour nos péchés : l’écoute religieuse de cette musique aiderait à conjurer le sort et finirait peut-être par libérer les masses en baisant le système de l’intérieur. Mais je me suis vite rendu compte que ce storytelling faisait partie intégrante du racket. En réalité, nous n’étions que des consommateurs inconséquents. Et puis, par ailleurs, j’étais plutôt du genre anticlérical. Ces mecs n’allaient pas libérer sur Terre une quelconque force mystique après avoir passé l’arme à gauche – qu’a fait Jeff Buckley pour nous depuis ce funeste 29 mai 1997 ? Au mieux, allaient-ils engraisser les mêmes patrons avec des coffrets de réédition posthumes de leurs œuvres.
Une quinzaine d’années plus tard, la lecture de Stratégies occultes pour monter un groupe de rock, d’Ian Svenonius, acheva de me convaincre : le rock’n’roll n’est qu’une invention de la CIA et personne n’y peut rien. Regardez Elvis, le mec est passé du statut de pervertisseur de la jeunesse à celui de plus éminent représentant du conservatisme made in USA, ce n’est pas suffisamment éloquent pour vous ? Ça n’enlève rien à la sincérité du cri primaire d’un petit punk qui dit “fuck off” à la société, cette entité panoptique aussi véreuse que le plus crade des systèmes ultra-capitalistes. Le destin des artistes est similaire à celui du reste de l’humanité : chaotique et imprévisible. Et rien, pas même une révolution, ne pourra remédier à cela.
Cet ersatz de conscience militante a donc sérieusement commencé à s’effriter. On ne vit pas très longtemps avec la certitude que le Grand Soir c’est pour demain, ou alors on fait de l’indignation son métier et on termine ministre de la Culture, ou un truc dans le genre, pour peu que l’on tienne à son confort et que l’on ait ne serait-ce qu’une once d’instinct de survie. On a le droit de trouver ça triste.
Il n’empêche, une fois débarrassé de cette inconfortable position qui faisait de moi un anti-capitaliste à Disneyland, j’ai pu me concentrer sur mes propres afflictions. Ces images me fascinaient parce qu’elles étaient séduisantes et me faisaient miroiter un mode de vie idéal, c’était un fait. Elles représentaient aussi surtout, selon moi, les instants figés d’un processus d’autodestruction qui faisait écho à mes propres errances introspectives – et sans doute aux vôtres. J’étais frileux vu de l’extérieur, mais il y avait en moi, comme en chacun de vous, j’imagine, un peu de ce qui a flingué ces mecs (et qui a failli emporter les autres).
Hawaiian Juice
L’adolescence passée, j’avais pris l’habitude de quitter brusquement les soirées pour profiter pleinement de mon ivresse en déambulant dans les rues, la mâchoire engourdie et le champ de vision réduit par l’effet de l’alcool. Une nuit, à Reykjavik, j’ai croisé Julian Casablancas à la sortie d’un concert de Blood Orange où j’avais descendu des litres de bière avec un groupe de Dublin. Le type ne portait rien d’autre qu’une chemisette hawaïenne en plein mois de novembre. Je lui ai demandé s’il n’avait pas froid, il m’a répondu que non. L’ironie de l’histoire, c’est que j’avais en grande partie fait le déplacement pour avoir une chance d’interviewer le mec, mais qu’il m’avait posé un lapin la veille malgré l’assurance du tour manager des Voidz que le truc pourrait se faire.
Les Strokes ont représenté quelque chose d’énorme, parce que les entrelacs mélodiques de Casablancas, et son écriture tout en analogies tourmentées à l’issue desquelles se dessinent souvent un dénouement tragique, s’imbriquaient parfaitement dans les boucles mélancoliques de mon spleen d’ado attardé. Sa façon de brailler “where did you go, you were my ride home” était le symptôme d’un monde qui s’effondre ; un monde vertical et vertigineux, à feu et à sang, et bientôt totalement englouti.
Une connaissance proche de Julian Casablancas m’avait confié un jour que c’était le mec le plus rongé par la tristesse qu’il avait rencontré. Je n’ai jamais su quoi faire de cette information. J’ai toujours eu le sentiment que quelque chose, quelque part, s’était brisé chez moi et qu’une brûlure de cigarette avait calciné cette zone de ma mémoire. Le désespoir hystérique des chansons de Casablancas, nihilistes, prises dans l’étau de ses contradictions et apocalyptiques, faisait écho à cette perte, qui est aussi une perte de sens.
Cette nuit-là, je ne l’ai pas suivi, parce que je ne suis pas un foutu stalker. Mais nous avons pris la même direction, le long de la baie Faxa, avant de finir par bifurquer. Pendant une ou deux heures, j’ai erré dans Reykjavik à la recherche d’une aurore boréale, ruminant, bourré. J’imagine qu’il a dû faire pareil. En arrivant à l’hôtel, 20 minutes avant le départ de ma navette pour l’aéroport, j’ai croisé à nouveau Julian, qui avait la chambre à côté de la mienne. Trois jours que je lui courais après pour une interview à la con et le mec était juste à côté.
Quelques mois plus tard, à Bilbao, une ville que j’ai beaucoup sillonnée seul et défoncé autrefois, je l’ai croisé à nouveau dans les coulisses d’un festival où il jouait avec ses deux groupes. Dans l’avion pour Paris, il était assis à côté de moi et a pioncé tout le long du voyage. En février 2020, j’avais enfin mon interview. La scène s’est déroulée dans l’arrière boutique de l’Olympia, après le dernier concert des Strokes, un mois avant le lockdown. Je ne peux pas dire que je regrette ce moment, mais ça m’a foutu en l’air. Il n’avait pas envie d’être là. Je le comprends. Ce n’était pas le moment, mais je me suis demandé ce que je foutais ici. Pourquoi je tenais tant à faire cette interview ? Qu’avais-je de moins banal que les autres à lui demander ? J’étais le type qu’il ne voulait pas voir en face de lui et rien de terrible n’est sorti de cette loge.
On raconte qu’il ne faut jamais rencontrer ses idoles, c’est vrai. Pas parce qu’elles vous déçoivent, mais plutôt parce que c’est vous qui finissez par les décevoir.
FRANÇOIS MOREAU
Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.
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