En 1995, la plus grand chanteuse du moment s’est posée et s’est dit : je vais faire un groupe de rock et je vous emmerde. Cette grande chanteuse, c’est Mariah Carey.
Balancé dans son bouquin, The Making of Mariah Carey, sorti en 2020, l’anecdote fout un énorme blanc. Même si, sans grande surprise, ses mémoires sont avant tout un portrait marketé de la star, où se bousculent tous les poncifs du genre (l’enfance difficile, les traumas, les débâcles et tout le tutti quanti qui ont contribué à façonner son exceptionnel destin), personne n’avait vu venir la reine de Noël se transformer en une wannabe Courtney Love. J’ai grandi durant une période où les popstars étaient du sur mesure rose bonbon. Romantiques, jolies, naïves mais quand même un peu bitchy. J’ai mis du temps avant de comprendre pourquoi l’industrie musicale tenait tant à me présenter des filles si parfaites. Elles n’étaient pas pour moi, mais elles devaient le devenir, afin de coller aux scénarios élaborés par des hommes qui avaient l’âge d’être mon père. C’était une relation de cause à effet. Nourrir un système dégueulasse basé sur l’admiration, l’échec, puis la détestation, avant de revenir au point de départ. Un modèle standard, un produit interchangeable. Il n’y avait rien de vraiment libérateur là-dedans, ni pour elles, ni pour moi. Sauf peut-être pour les quelques élues faites dans le même métal, et encore…Alors quand Mariah Carey, championne incontestée de l’octave en apnée, a révélé dans son autobiographie qu’elle avait écrit et composé un album de rock, c’était comme si le monde s’était scindé en plusieurs réalités alternatives.
Sur le papier, la Carey des 90s a pourtant tout pour plaire. Elle enchaîne les numéros 1 sur des titres chiants tout en se laissant crever, rayonnante, dans un mariage violent et dégueulasse avec Tommy Mottola, président de Sony Music. Son rôle est de vendre des disques et de fermer sa gueule quand elle ne chante pas.
Comme elle le dira : « Même s’il y a eu d’innombrables histoires sur mon compte tout au long de ma carrière et ma vie très publique, il était impossible de communiquer les complexités et la profondeur de mon expérience dans un seul article de magazine ou en une interview de dix minutes. Mes mots étaient systématiquement filtrés par la perception de quelqu’un d’autre. »
L’âge aidant, j’ai réalisé qu’on ne se demandait pas assez ce que veulent vraiment les interprètes féminines. Est-ce que leurs attentes correspondent à ce que les gros bonnets se font chier à fabriquer pour « le bien de leur carrière » ? Est-ce qu’Avril Lavigne aurait eu le même impact si elle avait persisté dans la voie de la country? Est-ce qu’on aurait pu éviter une boule à zéro si on avait laissé Britney Spears être la Sheryl Crow de ses rêves? Et Beyoncé, vous ne croyez pas qu’elle n’en a pas un peu marre de tous ces spectacles pyrotechniques?
Bowie ne croyait pas à l’authenticité de l’artiste. Pour lui, il était avant tout un performer qui mettait en scène une authenticité pensée, choisie, histoire de pousser le public à idolâtrer une image factice. C’est assez ironique, quand on y pense. La superficialité n’a finalement peut-être jamais été dans le camp auquel on tente désespérément de l’associer…Ces espèces de destins ratés, ces rencontres qui n’ont jamais lieu, sacrifiées sur le saint autel du marketing et de nos rêves créés de toutes pièces, m’ont toujours fasciné. C’est qu’on a tous une part de responsabilité dans l’affaire. Parfois, je me demande si on prend vraiment le problème dans le bon sens. L’industrie musicale crée-t-elle le mouvement comme on aime à le croire ou ne fait-elle que suivre nos élucubrations d’enfants pourris gâtés qui jettent leur poupée préférée à la première occasion pour un modèle plus moderne, qui colle mieux à nos aspirations pétées, sans réaliser qu’ion n’est pas seul dans l’équation?
Pour Mariah Carey, la réponse a été la création d’un alter ego indé, prémisse de ce deviendra la fameuse Bianca, brune salope de l’album Heartbreaker . Un ersatz de Barbie avec 3 grammes dans le sang, vociférant contre son connard de mari qu’elle veut voir mort, acté sur le titre Malibu, une ode bizarre écrite sur un coin de table, paumée entre la twee et le pop punk. Chick est né.
Walter Afanasieff, son producteur, la suit, sans doute amusé par l’idée mais aussi effrayé que sa protégée finisse par câbler. Inspirée par des groupes comme Hole, Garbage ou Sleater-Kinney, Mariah Carey fout la frustration de son mariage dans ce nouveau projet bizarre, guidé par ces front girls d’un autre genre, celles à qui on avait octroyé le luxe de pouvoir exprimer leur colère et leur agressivité dans un registre profondément instinctif, contrairement à elle, chez qui, malheureusement, rien ne devait dépasser.
Terminé l’épouse parfaite, terminé le silence assourdissant. Mariah Carey vrille et dégueule ses textes, j’aime à le croire, totalement bourrée : elle s’en branle du résultat final, dans un esprit étonnamment punk. Mais dans les coulisses, les mecs en costumes-cigares sont dubitatifs. On préfère que le projet passe sous les radars. C’est qu’on risquerait de paumer le public. Mais on laisse quand même pisser. C’est Mariah Carey, il ne s’agirait pas de complètement l’énerver, légèrement sur le fil, je le rappelle. On consent à ce qu’elle refile au département créa de Sony un polaroid d’un cafard mort prit par Tommy Mottola durant leur séjour en Italie. Tracy Boychuk, directrice artistique junior à l’époque, et qui ignore tout du disque, a pour seule instruction d’en faire quelque chose de « rock ».
Sony Music refuse finalement de sortir l’album avec sa voix et exige qu’elle réécrive certains passages jugés trop explicites. C’est une amie de Mariah Carey, Clarissa Dane, qui devient le visage de Chick. Puis, pour être certain que rien ne remonte à elle, l’album sort sur 550 Records, une branche de Sony. Sur les crédits, elle devient D. Sue, tandis que Afanasieff est W. Vlad et Cirimelli, son guitariste de toujours, W. Chester. Au final, l’album est un bide. Les titres phare peinent à se faire une place et les radios alternatives ne considèrent pas vraiment cet album comme… alternatif.
Difficile de porter un disque dont le concept, profondément personnel, a été savamment désossé de son principal moteur : la rage et le désespoir de la principale intéressée. On ne pouvait plus comprendre toute la portée de l’engin, à savoir, une énorme popstar étriquée dans un rôle dont elle a voulu se soustraire. Un immense gâchis pour celle qui ne venait même pas de la culture rock mais qui, dans la démarche, a sans doute compris plus de choses de ce genre que des fans de la première heure, obnubilés par un prétendu savoir qui tient parfois plus du vernis que de la compréhension réelle de la musique : quand le démon te prend, il n’a pas besoin de passer par la discographie complète de n’importe quel groupe qui rend bien sur le CV.
J’aime l’idée que ce soit Mariah Carey qui remette l’Eglise au milieu du village. On ne peut séparer l’oeuvre de l’artiste, dans le meilleur comme dans le pire. L’un nourrissant l’autre. Manne éternelle du dysfonctionnel. Vous le comprendrez, je fais partie de l’équipe de ceux qui pensent que tout se joue dans les tripes et que ça influe, forcément, sur le reste. Comme elle l’écrira dans son livre, Mariah Carey souhaitait seulement que l’on accède à une nouvelle compréhension d’elle-même, dans sa spectaculaire résilience, puis sa renaissance, en tant que productrice, et songwriteuse accomplie. Chick n’était peut-être que la première étape d’une nouvelle ère. Quelque chose de décisif pour le futur de sa carrière, qui explique le virage à 180 degrés qu’elle effectuera après son divorce. Avec l’album Butterfly, dans un premier temps, d’une rare modernité pour l’époque (et qui aidera à façonner ce que deviendra la pop et le R’n’b), puis avec son immersion totale dans le monde du hip hop par le biais de feats et de remix aujourd’hui cultes.
Quelque part, je me demande si elle n’est pas devenue, par inadvertance, la popstar que j’aurais rêvé d’admirer étant môme, mais cette fois-ci pour les bonnes raisons. Non, Chick n’aurait probablement pas été un grand disque de rock comme on peut traditionnellement l’entendre. Mais il aurait pu l’être pour certains, et à mes yeux, c’est suffisant. Je pige mieux, avec du recul, pourquoi elle a passé la majeure partie de sa carrière à gueuler sur ses principaux titres. Pourquoi l’émotionnel était à ce point prégnant dans chacun de ses titres. Que ce soit dans le tragique ou la dérision, dans le sirupeux ou le jeu, plus sexuel. Mariah Carey, c’est le glamour sombre, le sourire cynique. Les remises de prix, ivre, les lives foutraques où on rend micro, parce que ça fait chier. Et puis l’album grunge dont tout le monde se fout et qui pourtant fut si essentiel. Elle se plante, se marre, s’écroule. Et alors? On est qui, pour juger?
Quand y on pense. Pourquoi imposer une telle perfection à un personne désespérément humaine ? Comme vous et moi. Ne sommes nous pas toutes et tous les gosses moches de quelqu’un ?
STENIA