Lil B et Clams Casino: visionnaires par accident

Woody et Wesley

En 2012, un jeune américain à tête de nerd monte sur la scène du festival Pitchfork à Chicago. Même si le son est assez fort pour faire bouger les têtes, il n’y a pas grand chose à regarder pour le public présent. Et à raison car Clams Casino se produit “en live” avec un Ipad, réveillant sans vraiment le vouloir les trolls et leur débat vieux comme le monde (d’Internet) sur ce que l’on a le droit de considérer comme un “concert”. Sans rentrer dans cette bataille (stérile si vous voulez mon avis), cette image de la nouvelle coqueluche du début des années 10 en train de tapoter sur son écran tactile représente bien le drôle de vide devant lequel se balance celui qui n’a pas vraiment réussi sa mue de beatmaker de l’ombre en musicien reconnu à proprement parler.

Clams Casino c’est l’histoire d’un artiste discret qu’on a chargé le temps de quelques années de redéfinir la signature sonore du hip hop contemporain. Ce qu’il réussit à faire notamment avec brio sur Live.Love.ASAP en 2011, première mixtape d’un rappeur new yorkais alors frais comme un gardon, ASAP Rocky. Et sur le morceau I’m God, ciselé pour un autre freshman venu cette fois de la côte Ouest des Etats-Unis: Lil B.

Michael Volpe adopte le nom de Clams Casino en 2006 alors qu’il bricole des beats dans le sous sol de sa mère dans une petite ville du New Jersey. S’il a commencé par travailler avec des instruments (basse, batterie) puis expérimenter avec des samplers et des synthés, il passe au tout logiciel avec une idée assez simple: produire de la musique pour les rappeurs qu’il aime. Comme pas mal de gosses qui se font leur culture musicale pendant les premières années de l’Internet libre, Volpe n’a pas vraiment d’oeillères. Il cite parmi ses artistes préférés The Diplomats, Lil Wayne, G Unit et un nouveau groupe de la Bay Area qui vient de décrocher son premier tube un peu par accident, The Pack. 

Pas encore majeurs, les membres de The Pack renouvellent le lexique du rap de rue en convoquant une certaine légèreté adolescente dans leur musique. Exit les muscles et la testostérone, son hit Vans est une lettre d’amour aux pompes de skate sur fond de production post-Timbaland. The Pack semble viser l’état d’esprit hédoniste de Ed Banger, Diplo et A-Trak en pleine explosion des blogs MP3 et de la plateforme Hype Machine. “Il fait beau, va t’acheter des baskets”. Un des MC’s du groupe s’appelle Brandon McCartney. Il est collé H24 à Internet, lui aussi, anime une web TV et se balade sur Kazaa en quête d’inspirations. Renommé Lil B, il reçoit un jour via Myspace un message de Volpe. Les deux commencent à échanger beats et freestyles avant qu’un morceau ne vienne sceller le destin de nos Woody et Wesley du rap Internet. 

 

Trouver Dieu dans les nuages. 

La relation épistolaire de deux post-adolescents séparés par tout un territoire et (on l’imagine) des vécus et origines sociales bien distinctes est typique de la liberté apportée par le début des réseaux sociaux. Moins tourné vers l’auto-célébration et plutôt vers une certaine « curation » de goûts et une communauté d’esprit, les premières heures de Myspace et des plateformes de Peer 2 Peer sont un terrain de jeu formidable qui offre un patrimoine infini de sonorités et d’inspirations. C’est dans la collaboration que le beatmaker et le rappeur trouvent un nouveau son. 

Un de mes amis m’avait fait découvrir un morceau de Imogen Heap et conseillé d’y chercher des samples. Mais je n’arrivais à rien.” raconte ainsi Volpe à Complex.” Et puis j’ai téléchargé ses disques. C’était l’époque où on s’échangeait des beats et freestyles avec Lil B. J’ai fait la production de I’m God, je ne pensais pas que c’était spécial. Mais en l’entendant, il est devenu dingue. Lil B a été le premier à voir le potentiel du morceau.” La musique d’Imogen Heap fait le lien entre la pop vocale et arrangée de Tori Amos ou Fiona Apple et les nouvelles technologies. Elle a surtout été immortalisée par la série TV The O.C. et est rentrée, avec celles de Death Cab For Cutie et The Shins, dans les cerveaux des ados du monde entier. 

En prenant comme base Just for Now de la chanteuse américaine, Clams Casino renouvelle sans vraiment le vouloir le lexique de production du rap. Vaporeux, épique (voire un peu cheesy, il faut bien le dire), la musique de Imogen Heap accolée aux rythmiques saturées sur Fruity Loops et aux sonorités chopped & screwed de Volpe crée une nouvelle référence dans le rap. Une musique dite “cloud(y)”, qui accompagne à merveille les effets de la défonce médicamenteuse. Une version plus accessible que les edits codéinés de DJ Screw, mélodique et émotionnelle, qui va paver la route pour les futurs mastodontes du R’n’B sombre, au hasard Drake (qui sample Lykke Li), The Weeknd (qui va chercher des hooks chez The Smiths ou Siouxsie & The Banshees) et les projets à la lisière de la pop et du rap (Purity Ring, FKA Twigs et tous les mumble rappers qui suivront). 

I’m God paraît sur 6 Kiss en 2009, deuxième sortie officielle de Lil B et première à lui donner une vraie visibilité. Le rappeur s’y balade avec son flow monocorde, toujours un peu à côté du temps, et balance quelques passages spoken words, entre ego trip vulgaire typique du rap moderne et visées métaphysiques cryptiques. Une sorte de Harry Potter vaguement “explicit”,  assez clivant pour emballer la critique, tout en restant frais et accessible. Sans devenir Jay Z, Lil B s’ouvre une voie toute personnelle grâce à ce morceau étrange monté de bric et de broc par son lointain correspondant du New Jersey. 

Quand Clams Casino produit quelques mois plus tard, les morceaux de la première mixtape de ASAP Rocky, le résultat est beaucoup plus léché, affiné en studio et semble formater l’ambiance “cloud rap” pour la décliner sur une production à plus gros budget. Clams Casino alterne grosses machines et sorties solos beaucoup plus lofi. L’avantage est de pouvoir décliner ses productions avec ou sans vocalistes, titillant à la fois les gros canaux de diffusion de la musique rap et le public underground féru des sonorités électroniques hybrides du label Tri-Angle (qui accueille un temps Volpe) ou Hyperdub. 

 

En dehors des clous.

Lil B et Clams Casino se retrouvent en 2011 via la production d’une nouvelle mixtape du rappeur intitulé I’m Gay. Sur le morceau Unchain me, le duo ré-itère son coup de maître. Le producteur va piquer un sample sur un titre issu du film culte The Lost Boys (Cry Me Little Sister de Gerard McMann) et s’appuie sur des choeurs enfantins pour lui donner une envolée aérienne. Vient s’y écraser notre ami Lil B, emo rappeur touchant (ou horripilant c’est selon votre degré de tolérance à ce genre de trucs) qui avec le recul s’inscrit parfaitement dans les confessions pathos qui s’apprêtent à fleurir sur nos écrans de téléphones portables. Une sorte de message un peu naïf qu’on aurait imaginé assez facilement écrit au fusain sur les murs des chambres de nos potes lycéens. Et ça tombe bien, parce que c’est justement cette catégorie de gens qui vont faire de Lil B une petite célébrité du monde contemporain. 

Peut-on faire carrière en étant une anomalie? Lil B semble en être la preuve vivante. Plus proche dans l’esprit des freaks suractifs du rock underground R Stevie Moore ou Gary Wilson (le rappeur affirme avoir enregistré 7000 morceaux et ses fans sur Reddit revendiquent 45 Go de MP3’s sur leurs disques durs), Lil B n’a jamais cherché à devenir énorme et consensuel. Quand il sort I’m Gay, le jeune rappeur s’attire les foudres d’une partie du public (il reçoit plusieurs menaces de mort) tout en cultivant sa différence. Il crée un Dieu à son image: le Based God qui n’est qu’amour et “swagger”, celui clame son soutien à la communauté LGBT, propose de se taper la copine de ses fans et ne cache pas ses failles (I thought about giving up en 2013) ou ses étranges lubies (il adore se laver les mains et payer ses impôts). Sur les réseaux sociaux, ses fans lui envoient des photos dénudées ornées de la déclaration “I Love You Based God” (petit fétichisme des pieds visiblement partagé avec Tarantino) et ornent leurs yearbooks de citations piquées dans ses chansons. 

 

Lil B est une sorte d’influenceur excentrique du DIY, dont la personnalité publique et musicale oscille en permanence entre la parodie et un premier degré dont la naïveté apparaît rafraîchissante à bien des égards. En 2016, il retrouve Clams Casino sur Witness, inclus sur 32 Levels, un album produit en grande pompe par une major pour le beatmaker. La magie n’y opère plus vraiment. Si Volpe se produit désormais en live avec un dispositif A/V plus crédible à la DJ Shadow, il a perdu clairement le charme de ses tâtonnements post adolescents.  Lil B, lui, continue de marcher en dehors des clous. “Motivational speaker” occasionnel invité dans les facs américaines, magicien vaudou amateur (on se rappellera de ses malédictions lancées contre certains joueurs de la NBA), il ne perd pas tout à fait de vue la réalité. Sur le touchant I Am George Floyd, il se présente en porte parole accessible et profondément humain. 

La patte sonore des premiers émois musicaux de Clams Casino et Lil B a contribué à changer le son du rap et de la pop au tournant des années 2010, d’une façon moins binaire et plus expérimentale que celle d’Odd Future, tout en ratant plus ou moins volontairement la marche commerciale grimpée avec succès par leurs confrères. Un mal pour un bien, pour ces deux artistes qui ont marqué une époque, à la force de leurs démarches anti-conventionnelles.

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 7 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

Design header: Romain Barbot.

Article Précédent

Venus Berry: minimal as fuck

Prochain article

Tomaga: l'éternité au bout des doigts

Récent