“This is not porn (this is pure beauty)”. Un blog défunt postait sous ce nom des photographies rares et vintages de célébrités, souvent dans des périodes de leurs vies précédant leur starification. Je me souviens y avoir passé de longues soirées à scroller inlassablement des images de Dennis Hopper, Anjelica Huston, Neil Young ou des tournages de John Hughes. C’est étrangement cette expression qui m’est venue en tête quand je me suis plongé dans la lecture de L’Enfer sur terre, une décennie de rap-fiction, livre collaboratif de Mohamed Magassa et Nicolas Pellion, publié récemment par Audimat. Ceci probablement parce que ce texte évitait clairement l’écueil d’un “ghetto porn” misérabiliste et sensationnaliste pour évoquer la mise en récit au coeur de l’oeuvre d’une cinquantaine de rappeurs américains d’aujourd’hui, en célébrant toute la beauté hypnotique de leurs mondes.
On le sait depuis quelques années maintenant, l’effondrement d’une certaine presse spécialisée laisse un peu plus de place à des objets d’édition audacieux sur la musique et cet Enfer se saisit parfaitement de toutes les potentialités que peut (et doit, selon moi) explorer un livre sur la musique en 2024, au moment où la plupart des données biographiques et discographiques sont disponibles en ligne. Si sur le papier, l’idée d’adopter un dispositif géographique peut sembler un peu scolaire, on découvre ici qu’il prend tout son sens, tant les fictions auto-écrites par les rappeurs contemporains ne cessent de puiser dans un folklore ultra-local qui circule parfois dans les souterrains (réels, digitaux, ou métaphoriques) pour rejaillir à quelques kilomètres de là, sous la forme d’une nouvelle micro-scène ou d’un nouveau son. C’est évidemment le grand paradoxe de l’Amérique, terre de déracinements et ré-enracinements éternels dont le livre parvient à merveille à donner une photographie, sans verser dans la sur-fascination.
Magassa et Pellion, déjà derrière le blog/podcast Fusils à Pompes et le site Pure Baking Soda, adoptent une écriture furieusement créative et audacieuse qui a (je crois) vocation à restituer avec des mots ce que l’écoute de tous ces artistes provoque chez eux. Une écoute, donc, qui semble impossible à décorréler de ces fictions nourries des traumatismes du passé, de la violence déboussolante contemporaine et d’un futur qu’il faut bien réinventer pour pouvoir continuer à vivre.
”Drakeo rappe sans souffle comme s’il venait d’aspirer de la fumée, coasse en faisant craquer ses cordes séchées par les opiacés. Un timbre de lézard qui rappelle celui de Keak Da Sneak42et dont The Ruler pourrait être l’exuvie, un résidu froissé, essoré de toute vie et énergie. Son flow est lent, traînant comme une charrue libérée de son attelage. Il ne court pas après le rythme, il le laisse s’échapper pour créer une tension,un léger malaise, au seuil de l’angoisse.”
Ce que souligne avec passion ce texte, ce sont aussi les potentialités émancipatrices de ces fictions mises sur pied par des musiciens souvent prisonniers de leurs conditions et promis à la violence, la mort et plus généralement l’injustice. Car finalement de Kanye West à Earl Sweatshirt, de Rae Sremmurd à Max B en passant par AYOCHILLMAN (et son incroyable The Trappiest Elevator Music Ever) ou billy woods & Moor Mother, il est principalement question de dessiner les routes qui permettent de sortir du labyrinthe contemporain, échapper à ses bourreaux, pour trouver un air respirable. Difficile à la lecture de ce livre de ne pas se remémorer toutes les situations de violences sociales et raciales infligées aux Noirs d’Amérique depuis des siècles. Le procès actuel de Young Thug, amené au pilori pour répondre d’un songwriting fictionnel jugé trop réaliste et classé dans le dossier des preuves à charge par les juges, raconte extrêmement bien les limites de la rap-fiction. Mais aussi, évidemment, sa nécessité.
ADRIEN DURAND
À noter que le livre est richement illustré par Hector de la vallée