Lana Del Rey et la gentrification du D.I.Y.

 

Peu importe la place que l’on donne à la musique dans notre vie, il y a des chansons qui s’accrochent à nous, pour le meilleur ou pour le pire, et qui deviennent une partie intégrante de nos souvenirs. Pour moi, Come Out And Play de The Offspring me rappellera toujours l’odeur du goudron de mon collège et je visualise, à chaque fois que je l’entends, mon écriture sur une K7 vierge. Je ne peux plus écouter Fake Empire de The National parce que j’ai enterré un de amis en l’écoutant. De la même façon, Videogames de Lana Del Rey me renvoie toujours au moment où j’ai ramené ma fille de 3 jours de la maternité et que je l’ai posée sur mon lit. 

Je n’ai plus le souvenir exact des circonstances qui ont fait que c’est ce morceau qui passait à cet instant. A y réfléchir à reculons, ces presque 5 minutes de pop music et leur égal dosage de grandiloquence et de mélancolie collaient à merveille avec le sentiment de puissance accompagnant le fait de tenir dans ses bras un petit être d’à peine trois kilos pour la première fois. Je continue forcément à garder une affection particulière pour la musique de Lana Del Rey, sa voix, son imagerie, son “univers”. Et pourtant, cette fragilité, cette quasi nudité des arrangements et de la voix ont complètement quitté la musique de l’américaine. Y compris sur Doing Time, son dernier single, illustré par une photo d’elle en fille de la plage, grande soeur des gamines révoltées du film Thirteen et qui tend à convoquer la même nostalgie surannée que sur ce premier tube.

Car qu’on le veuille ou non, la magie (non le mot n’est pas trop fort, vous allez voir) de Video Games tient beaucoup à l’imagerie à laquelle il est associé. Nous avons grandi avec un imaginaire américanophile dont la mythologie repose en grande partie sur le destin brisé et la quête du succès. Lointaines héritières des contes de fé de notre enfance, dont les princesses et héroïnes échappaient au loup (personnification du prédateur masculin), les actrices et chanteuses qui se lançaient dans l’industrie du divertissement brûlaient souvent leurs ailes à la chaleur de la culture mainstream. Laura Palmer, le sosie de Veronika Lake dans L.A Confidential (campé par Kim Basinger), Marilyn Monroe, toutes incarnent des martyrs de l’histoire de la pop et elles nous fascinent autant pour leur beauté que par leur destinée tragique. 

Lana Del Rey dans le clip de Video Games se place dans cette lignée, à la différence près que c’est en exploitant cette pulsion voyeuriste (voire un peu morbide si on y réfléchit bien), que la chanteuse est devenue une star. Parler d’un tour de magie ou tout du moins d’illusionnisme (à double sens) n’est pas galvaudé. Video Games fonctionne sur trois canaux distincts mais complémentaires qui agissent à puissance égale (ce qui est finalement assez rare dans la musique actuelle): la chanson, le clip et l’artiste qui s’y offre à nous. On découvre donc Lana del Rey, alors une quasi-inconnue, en costume de fille brisée de L.A., choucroute de cheveux vaguement mise en place et visage remodelé au bistouri. Cette image d’une pin up hors des heures de bureau se catapulte avec des archives piquées sur YouTube (évidemment on pense que c’est l’oeuvre de la musicienne et cela oeuvre en grande partie dans la confiance qu’on lui accorde). Faits divers, images rétros, vieux cartoons. Pour peu, on se sentirait dans la peau des héros de Jackie Brown de Tarantino qui biberonne leur bong devant la télé dans une chambre de motel pourrie. 

Cet objet musical et visuel, donc, dégage finalement quelque chose d’extrêmement funeste. Les cloches de l’intro sonnent-elles le glas d’une démarche bricolée underground? Peut-être. Rendue impossible par l’avènement de TMZ (chaîne à scandales américaine connue pour ses scoops et vidéos trashs) et les stories Instagram, à l’heure où n’importe quel gamin a sa chaîne YouTube et des milliers d’abonnés, où tous les parents se coupent du monde extérieur pour devenir l’attaché de presse de leur vie fantasmée, ce clip de Lana Del Rey se présente à la fois comme: “regardez ce que vous avez fait de moi” et “ceci est probablement la dernière fois qu’une vidéo bricolée comme ça sera regardée par des millions de personnes”. Les failles, l’amateurisme, la peur du succès qui ne vient pas, tout cela n’est plus possible (semble-t-elle nous dire) . L’idée est d’autant plus glaçante, si l’on pense aux paroles du morceau. Lana Del Rey s’y pose en femme soumise, lassivement dévastée par un amour non partagé. “Et si tu t’ouvrais une bière et que tu jouais aux jeux vidéos ?” propose-t-elle à celui qui ne l’aime pas/plus. Certains ont pointé (certainement à raison) la portée anti-féministe de ce morceau. 

Par la suite, Lana Del Rey laisse complètement de côté cette imagerie faite main et cette relative vulnérabilité (même si elle sera houspillée pour ses apparitions live pour le moins ratées). Exprime-t-elle l’impossibilité d’être une pop star sans fard? Où est-elle simplement une célébrité en devenir qui vient ratisser son inspiration Do It Yourself pour s’ouvrir les portes du grand public et devenir une chanteuse mainstream comme les autres? A bien y réfléchir, et même si cela repose sûrement sur un fond de sincérité (sinon ça n’aurait pas aussi bien fonctionné vis à vis d’un public aussi varié), cette démarche s’apparente très certainement à une gentrification du territoire DIY. Les clous du cercueil de l’indie étant définitivement plantés par l’infâme remix “electro” de Summertime Sadness commis par le français Cedric Gervais, qui sera son plus gros “tube” et remportera même un Grammy l’année de la sortie de son album Born To Die. 

Dans le cas des débuts de Lana Del Rey je trouve que le terme gentrification marche particulièrement bien. L’industrie de la musique y opère une sorte de retournement de veste dont elle a le secret, en montant un storytelling à partir de ses propres travers: sa capacité à broyer les vies d’anonymes rêvant du succès. Lizzy Grant (son vrai nom) passée par la scène indie new yorkaise, des bureaux de majors et (on l’imagine) la table d’un chirurgien esthétique se présente à nous comme lessivée, sur le parvis de sa villa californienne. Ce morceau et son esthétique (musical et visuel, encore une fois) s’installent sur un champ en friche et y convoquent des images qui allument dans notre cerveau des petits points de reconnaissance: David Lynch, Marilyn Monroe, Chat Roulette, Ca Cartoon, Amy Winehouse. Et on s‘y sent ému, à l’aise, en pleine montée d’empathie pour celle que l‘on regarde qui ressemble à la fois à notre fantasme au bord du précipice et à notre réalité (personne n’est parfait). Exactement comme quand on se promène dans les rues des grandes villes désormais parsemées de coffee shops, de bars à bières artisanales, de magasins de t-shirts Uniqlo x Basquiat et de biocoop Carrefour. Quelque part ça ressemble à ce qu’on imagine être un espace géographique et sentimental authentique. Mais ça ne l’est pas. Ces endroits, ces rues, comme le premier morceau de Lana Del Rey ressemblent à des artefacts de la culture indie, DIY, underground, celle qui pouvait encore naître d’un surgissement mais qui ne reste désormais, dans la plupart des cas, que la projection d’une illusion. Restent nos souvenirs associés à ces lieux et ces morceaux, dont l’authenticité n’est plus à questionner, tant la culture mainstream nous a habitué à nous prendre par la main pour nous balader dans un décor de chimères et de stimuli commerciaux. Et il y a fort à parier qu’il ne reste que notre capacité d’analyse pour lutter contre cette gentrification, symbolique ou géographique, rampante. 

 

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