La question de la radicalité en musique nous mène sur un terrain de plus en plus casse-gueule. Passés les chocs passionnants que furent les grands mouvements d’avant-garde (la musique minimaliste, le free jazz) et les révolutions underground (punk, rap, hardcore), on ne peut aujourd’hui qu’observer les résultats de leurs effets papillons. A quoi bon continuer de jouer sur les signaux de la radicalité quand tout a été dit? La musique dite expérimentale n’est-elle pas aujourd’hui dogmatique au point de devenir chiante? Voilà deux questions qui me trottent dans la tête depuis un moment et qui sont devenues encore plus cannibalisantes après mon séjour, deux soirs, au Lausanne Underground Music & Film Festival (LUFF) fin octobre.
Sur le papier, la proposition était évidemment alléchante : une sélection de films underground et de lives de musique expé, noise et associés dans un cadre de convivialité et de confort une nouvelle fois irréprochable. Au fur et à mesure que ce sont déroulées les performances et les projections, un sentiment un peu dérangeant m’a parcouru.
Sans thématique particulière, a contrario de l’an passé où la question politique était au centre de pas mal de réflexions, on s’est souvent retrouvé face au plafond de verre de la musique dite « expérimentale » (qui donc tenterait des choses), victime peut-être d’une surproductivité et d’un clientélisme un peu absurde quand on parle de niches aussi sous exposées. L’illustration flagrante de cette idée est venue de la performance de KILL, blast harsh noise de 40 (?) minutes censé déconstruire le rock. On en est donc encore là?
Pour adoucir la proposition jusque boutiste (et parce qu’il faut bien aussi penser aux non initiés), le LUFF avait choisi de programmer quelques artistes à l’approche dada, absurde et vaguement drôlatique. On put ainsi voir l’embarrassant set du pionnier Martin Rev puis le concert d’Infecticide, éternelle resucée synth wave jouée par trois mecs en sacs poubelles et qui firent presque passer Salut C’est Cool! pour Ornette Coleman. Chez eux, la provocation semble se rêver bête et gentille, reflet moche de notre époque. Dans tous les cas, le plaisir comme le questionnement furent proches du néant. Et on regarda la machine s’épuiser avec lassitude. Il y aura forcément quelqu’un pour expliquer que cet épuisement était justement l’effet escompté. Mais ce ne sera pas moi.
photo: Nita Sejdaj
Les réussites du festival sont venues cette année des performances musicales se glissant dans les interstices. Ni gros sabots, ni plumes dans le cul, juste quelques pierres ajoutées à l’édifice de la musique curieuse. Ce furent le cas des performances d’Andy Guhl et surtout du guitariste grec Michalis Moschoutis dont l’économie de moyens ne nuisit aucunement à la puissance du propos. Au milieu du public, assis, son concert à la guitare classique donna à voir la fin de l’harmonie et rappela de loin le désarroi des futuristes italiens « Che Fare? ». Que faire maintenant, que tout est dit? A quoi bon continuer à jouer de la musique?
Côté projections, le nouveau film de Peter Strickland In Fabric offrit à voir une image monstrueuse et acide du rapport contemporain au consumérisme à travers les crimes violents d’une robe de soirée maudite achetée dans un chic magasin londonien. La bande originale signée Cavern of Anti-Matter, à l’image du long métrage, y violenta la notion de relecture et d’hommage avec un panache punk assez classe.
Le vrai moment de grâce aura été le set de la compositrice new yorkaise Lea Bertucci dont la finesse du propos et l’aspect profondément organique de la performance aura permis de répondre temporairement aux grandes questions sus-citées. Elle m’a accordé une interview riche et sans langue de bois que vous pouvez lire ci dessous:
NB: je tiens à préciser que cet article ne reflète que deux soirées au LUFF (et mon avis personnel)! Un grand merci aux organisateurs pour leur invitation, qui je l’espère ne m’en voudront pas d’exprimer cet avis mi figue mi raisin.
photo: Alex Philippe Cohen
Tu préfères qu’on te présente comme musicienne ou artiste sonore?
Ces derniers temps, je préfère qu’on parle de moi en tant que compositrice. Ces dernières années même si je me suis beaucoup produite en concert, mon travail s’est concentré sur la composition. Le terme « artiste sonore » est un peu bête je trouve. Aucun peintre ne se décrit comme « artiste du pigment ». J’ai l’impression que si je dis aux gens que je suis « musicienne », ils vont attendre quelque chose de beaucoup plus conventionnel que ce que je propose.
C’est important pour toi de te disqualifier d’emblée du cadre de la musique conventionnelle? Tu as besoin de prévenir les gens qu’ils vont avoir affaire à quelque chose d’abstrait ou complexe?
La plupart des gens ont toujours du mal quand les marqueurs traditionnels de la musique sont absents: une mélodie, un beat, du chant. Je préfère maîtriser les attentes de ceux.elles qui vont se confronter à ma musique.
Quelle a été ton approche initiale de la pratique musicale?
J’ai commencé à jouer du saxophone à 9 ans. Je me souviens très bien avoir raté mon test d’aptitude musicale à l’école primaire. Ma mère a vu mon désarroi, elle a appelé celui qui dirigeait l’orchestre de l’école et lui a expliqué que même si j’avais raté le test je voulais vraiment jouer du saxophone et il a accepté de me prendre. C’est assez drôle, 20 ans plus tard de se rappeler de ça alors que je suis une compositrice professionnelle ou musicienne (rires). A l’université j’ai étudié la photographie et les arts visuels puis la musique. A l’époque je jouais du jazz mais ce n’était pas le bon médium pour moi, je me sentais aliénée. J’ai étudié le cinéma expérimental et ça a beaucoup influencé mon approche de la musique.
Tu décris ton travail sur ton site Internet comme « la description des relations entre phénomènes acoustiques et résonances biologiques ». Tu peux nous en dire plus?
Je suis très intéressée par les expériences subjectives du son. D’un côté le corps réagit au son. Et de l’autre l’architecture peut influencer le son qui y est joué.Et ces deux relations sont concomitantes. Pour beaucoup de mes compositions, je travaille en multicanal et le son est diffusé dans tout l’espace de la performance. C’est pour ça que je n’aime pas trop les salles de concerts, je préfère travailler dans les espaces bruts, atypiques.
Les genres, plus conventionnels, qui explorent la relation du corps au son t’intéressent-ils? Je pense au metal, à la techno ou à la musique drone?
La musique électronique a cette impulsion et je trouve ça très intéressant. Notamment l’influence de la basse sur le corps qui frappe à l’estomac. La musique drone aussi m’intéresse car elle permet de créer une architecture. Une fois j’ai dîné avec La Monte Young. Et il m’expliquait que pour lui la musique traditionnelle avec une mélodie est similaire au langage. Alors que la musique drone music (qu’il pratique) s’apparente plus à l’ architecture. Et je suis totalement d’accord avec ça.
La techno est associée à la recherche d’une certaine transe qui renvoie à la musique africaine notamment.
Il y a une complexité rythmique dans les musiques non occidentales qui est passionnante. Quand Debussy s’est intéressé au Gamelan, ça a prouvé à quelque point la musique orientale était en avance sur la musique occidentale. Et la techno découle de toutes ces recherches et ses apports. Attention, je pense que la plupart de la techno c’est de la merde. « tatatata » (elle chante avec un air dégoûté-ndr).
On dirait Iggy Pop quand tu parles comme ça.
Oui je sais, lui non plus n’aime pas la techno (rires). Moi ce qui m’intéresse dans la dance music c’est la complexité rythmique, les syncopes. J’aime beaucoup la club music de Baltimore du début des années 2000 par exemple.
J’ai lu sur ton site que tu souhaitais subvertir les attentes des auditeurs, comment t’y prends tu?
En créant des espaces et des structures au sein desquels la musique ne va pas forcément prendre un chemin attendu.
Et quand tu joues dans un évènement de musiques expérimentales comme ici au LUFF où le public est composé d’avertis comme procèdes tu pour rester subversive? Ton approche reste-t-elle aussi puissante que quand tu joues dans un club traditionnel où les gens sont là pour écouter de la pop…?
C’est intéressant parce que ma musique ne rentre pas dans une catégorie particulière: ni harsh noise, ni drone, ni jazz, ni musique contemporaine. Mais il y a des éléments de tout ça dans ma musique. Ce qui m’importe quel que soit le contexte dans lequel je joue c’est d’arriver à faire repenser aux gens leur façon d’envisager la musique (c’est très ambitieux ndr). D’un côté c’est agréable de jouer pour des initiés qui vont comprendre ce que je fais. Mais aussi d’un autre côté je trouve ça génial de me produire devant des gens qui se disent « mais qu’est ce que ce truc?! ».
L’aspect physique de la musique intervient peut-être justement en live pour rendre plus accessible le propos. La musique expérimentale peut paraître très complexe ou hermétique sur disque par exemple. Alors qu’en live ça devient souvent une question d’intensité.
Je sépare vraiment ma pratique d’enregistrement et celle du live. Je ne structure pas les choses en live de la même façon. En concert il y a une temporalité différente et on (…drama? public?)
Dans l’art conceptuel, on est souvent tombé dans les travers de l’art monumental et de la course au gigantisme. J’ai parfois l’impression que c’est la même chose avec la musique expérimentale qui veut jouer toujours plus fort des choses plus complexes? Et ce concours de moyens signifie souvent une perte de sens ou d’émotions en route…
Oui tout à fait. C’est pour ça qu’en concert, je veux aussi jouer avec les silences, la lenteur, le vide. Pour être très honnête c’est compliquer de se trouver sur scène et à un moment donner de ne rien faire ou jouer (rires). Et j’ai aussi cette formation d’instrumentiste. On m’a enseigné le fait de devoir jouer en permanence de mon instrument. Mais je me force à laisser de l’espace à la musique. Et de ne pas toujours être en train de faire ou ajouter quelque chose.
Colin Stetson joue beaucoup sur le côté performatif de son corps et de sa pratique de l’instrument en live. Mais ça finit un peu par devenir comme regarder un solo de batterie (no disrespect Colin Stetson ceci dit).
Je respecte beaucoup le travail de Colin Stetson. La virtuosité peut être un piège je pense des fois. Quand ta maîtrise de l’instrument est parfaite, tu as tendance à oublier des choses: la composition, la relation au public, ce qui se rapproche plus de l’Art. J’ai ressenti beaucoup ça dans le milieu des improvisateurs jazz.
Stetson ou Steve Reich par exemple ont amené cette musique radicale au grand public. Si Arcade Fire t’appelle pour jouer sur leur disque que vas tu faire?
(rires). Je n’en sais rien. J’ai touché enfin plus de monde avec ce dernier album.
Tu es sur Pitchfork!
Je sais! Ca fait 10 ans que j’évolue dans la scène underground et d’un seul coup j’ai un peu plus de visibilité. Leur chronique est bien écrite et intéressante d’ailleurs. Pour revenir à ta question, j’ai déjà joué les mercenaires pour d’autres musiciens. Il y a quelques années, j’ai accompagné un americano-vénézuelien Helado Negro (signé chez Asthmatic Kitty, le label de Sufjan Stevens). J’aimais sa musique, c’est une sorte de synth pop latine et je jouais de la clarinette basse. Donc ça dépend beaucoup du projet. Je pense qu’Arcade Fire est à chier. Donc je dirais non.
La musique ambient est devenue très populaire ces derniers temps avec des artistes bien repérés comme Tim Hecker ou Oneohtrix Point Never. Je finis par me demander si un geste radical en musique est toujours possible.
Je me pose beaucoup cette question. Je suis très influencée par les années 60 qui pour moi a été une période révolutionnaire dans tous les domaines d’expression. Et je me demande souvent si on a vraiment progressé depuis. C’était il y a 50 ans! Je pense qu’on peut encore défricher de nouveaux terrains mais les gens dont tu parles ne sont pas des musiciens révolutionnaires. Ils sont juste les produits qu’on propose à une partie du public mainstream qui a envie de quelque chose de plus « bizarre ». Mais ils ne vont certainement pas sur un terrain révolutionnaire. Tu me fais raconter de la merde sur tout le monde dis donc!
J’ai interviewvé Oneohtrix Point Never l’an passé et je me suis rendu compte de la dépendance de son projet au « storytelling » qui l’entoure. Tout est très conceptualisé et je finis par me dire, vu le succès qu’il rencontre, qu’il doit quand même avoir un sacré nez côté marketing (ou un très bon entourage). Si on prend a contrario l’exemple de John Cage il offrait simplement un geste esthétique avec du sens. Aujourd’hui il est très difficile de sortir du storytelling.
Oui c’est vrai. Les gens ont besoin d’un schéma narratif pour les guider dans leurs goûts musicaux aujourd’hui plus que jamais. C’est drôle que tu cites John Cage car il était très conscient de la loi du marketing. Il était subversif et révolutionnaire mais il savait très bien comment vendre son personnage, quelles personnes côtoyer et séduire. Il n’y a rien de mal à raconter une histoire au fond, il faut juste que celle ci soit intéressante. Regarde Sun Ra par exemple. Après les travaux de Cage ont souvent été jugés élitistes. J’espère que ma musique existe dans un entre deux entre un certain académisme et une recherche musicale innovante. Même si je sais que je serai toujours une « outsider » d’une certaine façon.
On revient au test de musique à l’école primaire en fait, tu as quand même envie d’être acceptée.
(rires) Oui exactement
Vous êtes encore là? Bon je n’ai pas vraiment réussi à répondre à la question initiale. Mais j’ai compris le temps de quelques concerts dans un festival que s’il est crucial de continuer de poser de nouvelles questions en musique et de tenter de nouveaux gestes, il faut se méfier toujours plus d’un formatage et d’un folklore étouffant qui touchent même les niches avant gardistes et ne permet en effet pas d « ‘aller sur des terrains révolutionnaires ». Peace!