Quinquis : « La mort est omniprésente dans ma vie »

 

Photo: Richard Dumas

J’ai déjà écrit, je crois, une certaine lassitude ressentie face à l’exercice de l’interview promotionnelle. Cette année, j’ai donc décidé d’adopter une autre approche et d’interroger des gens que je connaissais en posant un dictaphone sur la table. Emilie Tiersen qui fait de la musique sous le nom de Quinquis (son nom de naissance, à prononcer kɛ̃kis) m’a gentiment prêté une maison à Ouessant pour écrire cet hiver.  A la fin de cette semaine solitaire et assez époustouflante, je lui ai donc posé quelques questions sur son disque qui s’apprêtait à sortir quelques semaines plus tard. Seim, paru en mai chez Mute Records est un voyage synthétique et mélodique impressionnant baigné par son héritage culturel et la re-découverte de la langue bretonne. On y croise post rock, electronica, ambient, indie rock. Mais l’approche de la langue et l’écriture narrative d’Emilie sont totalement uniques dans le paysage actuel. Voici quelques mots échangés dans le magnifique lieu ouvert à Ouessant par Emilie et Yann Tiersen, l’Eskal, salle de concerts, lieu de vie et studio d’enregistrement. Avec une des plus belles vues sur la mer que j’ai pu voir de ma petite vie.  

 

Comment as-tu commencé à jouer de la musique?

Je viens du Finistère Nord, d’un milieu pas spécialement aisé. J’ai commencé en récupérant les instruments cassés chez les gens. Petit à petit,  je me suis mise à faire des boucles avec une loop station la nuit. Puis, j’ai fait une école de théâtre mais j’ai un peu décroché et je me suis retrouvé à faire de l’accompagnement musical sur scène. En sortant de l’école, j’ai écrit des pièces, fait de la mise en scène mais ce qui m’intéressait surtout c’était de faire la musique de mes propres pièces. J’ai commencé à jouer sous le nom de Tiny Feet et j’ai été repérée par les Jeunes Charrues qui m’ont sélectionnée en même temps que Mermonte. Je me suis retrouvée seule sur scène à passer après eux, ils ont fait un carton pas possible et moi j’ai eu l’impression de me retrouver jetée dans la fosse aux lions. Mais ça s’est très bien passé. C’était ma première grosse scène en 2012 et ensuite j’ai trouvé des gens qui m’ont épaulée. 

Comment s’est fait la bascule vers ce nouveau projet? Est-ce qu’il y a un déclic particulier? 

J’étais arrivée au bout d’une formule et ma vie personnelle a changé. Je me suis retrouvée exposée en tant qu’Emilie Tiersen et ça m’a un peu troublée. Je ne m’attendais pas à ce que ça se passe comme ça. Et puis, je suis devenue mère et j’ai eu moins de temps pour faire de la musique. Il a fallu que je remette les choses en marche et entre-temps, beaucoup de choses ont changé en moi. L’apprentissage de la langue bretonne a fait une transition importante. Quand j’ai fait As An End To Death (album de Tiny Feet-2017-ndr), je venais de terminer ma formation en breton mais je ne l’avais pas encore digérée. Je n’avais pas encore éprouvé dans ma vie ce que ça impliquait. Quand mon fils est né, on a décidé de l’élever en breton. Mon approche du chant a vraiment changé à ce moment-là et c’est là que j’ai senti un virage. 

Tu as perdu la distance que tu avais vis à vis de l’anglais avec le breton? Tu avais peut-être moins de références musicales?

C’est une langue que j’ai entendue toute mon enfance. Ma mère, ma grand-mère se parlaient en breton. Ma nourrice aussi. Sa musicalité s’est inscrite comme ça dans ma tête mais je ne l’avais jamais parlé. Il y a beaucoup de choses qui ont été faites en langue bretonne mais pas dans le genre de musiques que j’écoute. Il y avait un terrain vierge. C’est à la fois une langue très très proche de moi, qui m’a aidée à comprendre ma culture, mon caractère. Et en même temps, je n’avais pas trop de pudeur, au moins j’essayais d’avancer sur un terrain inconnu. Ça ma donné plus de liberté. Je ne pouvais m’identifier à personne ou essayer de faire “à la manière de”. 

Le disque a un côté narratif et évolutif très agréable, qui s’éloigne un peu des constructions classiques de la musique synthétique habituelle très axée sur les climax. Est-ce que c’était réfléchi ?

J’ai écrit les morceaux quand j’étais en tournée avec Yann (Tiersen-ndr), sans jouer avec lui, pour lui permettre de voir notre fils. Dans les temps morts, je m’étais imposé de développer une idée sonore par ville. A chaque changement de ville, je laissais l’idée de côté et je passais à la suivante (avec l’idée d’y revenir plus tard). C’était comme construire un décor. Et puis, il m’a fallu du temps pour écrire en breton. J’ai aussi fait des rencontres qui m’ont inspirée des personnages que j’ai pu mettre dans ces décors. Je pense que la narration vient de là, ces lieux et personnages. 

Comment tu équilibres instruments et machines?

Les toutes premières idées étaient juste synthétiques puisque j’ai tout fait sur la route avec mon ordinateur. Ensuite, j’ai tout repris avec une guitare acoustique. Et enfin, j’ai intégré du modulaire. J’envoyais des squelettes de morceaux à Gareth (Jones-producteur pour Depeche Mode, Nick Cave et bien d’autres-ndr). Lui retriturait, créait des séquences et me renvoyait le résultat. J’ajoutais ensuite encore des idées. 

 

Tu es toujours attachée à l’aspect organique? 

Il y a tellement de matériel dans ce studio que je suis obligée de me restreindre à quelques trucs. Je vais plutôt me concentrer sur la voix par exemple pour ne pas me perdre dans les méandres des machines.

Est-ce qu’il y a un morceau qui a donné la direction au disque?

Oui: Setu, parce qu’il parle de l’Ankou (figure majeure de la mythologie bretonne-ndr) et du moment où on se fait rattraper par la mort. Je me suis rendu compte que mon attirance pour la musique mélancolique venait de ma culture bretonne où la mort a une place très importante. Quand j’étais enfant, on voyait les gens qui étaient morts très vite, on faisait des veillées funéraires. Ce sont des souvenirs très forts. La mort est omniprésente dans ma vie. C’est quelque chose de culturel, pas spécialement parce que j’ai une vie terrible. Dans Setu, la jeune fille dit au serviteur de la Mort de venir plus tard car elle n’est pas prête. Ça m’a troublée aussi car à cette époque j’ai eu le Covid et j’ai été évacuée de Ouessant en canot de sauvetage. Mon disque était terminé, j’avais signé avec Mute. Et puis je me suis retrouvée à l’hôpital. Cette chanson a résonné étrangement. 

 

Run m’a beaucoup plu avec cette introduction inattendue.

Je l’avais laissé tomber au départ car il était mélodiquement différent du reste. J’ai eu un gros débat avec Gareth, notamment sur l’intro du morceau. Moi je n’aurais jamais osé faire ça. Au final, ce morceau a une empreinte de notre relation artistique. Le fait qu’Ólavur Jákupsson accepte de chanter dessus a permis un lien. Il vient des îles Féroé, un territoire danois. Les habitants ont voulu sauver leur langue qui était presque morte. Il y a une forme de correspondance avec mon expérience, le côté insulaire, cette langue qu’il a ré-apprise. 

Tu peux me parler de la signification du morceau Netra ken? 

« Netra Ken »  veut dire “plus rien”. C’est sur le fait d’avoir parfois l’impression de n’être plus rien et que le monde entier a l’impression que tu n’es plus rien, que tu n’existes plus. Sur ce morceau, il y a la voix d’Emily Chappell, une cycliste qui a écrit le livre Where There’s A Will. C’est une ultra “cycliste”, elle fait des courses extrêmes, des « audax ». Elle a fait la Transcontinentale, qui traverse l’Europe en 17 jours. Tu fais 5 ou 6000 km, tu ne dors pas ou juste quelques minutes au bord de la route. C’est un des rares endroits dans le cyclisme où les femmes sont considérées comme les hommes. A la différence du Tour de France, tout le monde part ensemble. Son livre parle de son rapport à la course et du deuil d’un ami cycliste, mort pendant une course. Il y a un passage dans le livre où elle raconte qu’elle n’arrive plus à monter. Elle se sent comme une merde et elle décide alors de faire chaque kilomètre pour une femme qu’elle aime ou qui l’impressionne.  Elle l’a appelé son “peloton invisible de femmes” pour ne plus se sentir seule. Dans l’extrait qu’on entend dans la chanson, elle dit “tant que j’étais en train de pédaler, je savais que j’étais encore dans la course”. Elle est “welsh” d’origine mais ne parle pas cette langue. Je lui ai demandé de lire son extrait en gallois, comme on est dans la même famille de langues. 

Cette pratique extrême te touche?

Oui, beaucoup. Parfois, on est dans l’auto-flagellation et c’est atroce mais ça déclenche aussi des choses psychologiques de dingue. Son humilité m’a beaucoup inspirée. Notamment dans cette idée d’arrêter de se rabaisser et de s’extraire de ces sentiments négatifs. 

ADRIEN DURAND

La musique de Quinquis est disponible ici .

 

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