Le rap des temps modernes n’aura eu de cesse de faire des allers et retours entre underground et musique populaire. Du début des 2000’s à 2018, les têtes brûlées qui auront tenté de pervertir une musique en pleine crise d’identité (ou essouflement créatif) pour la jeter en pâture aux sonorités indus et punk n’auront pas échappé aux sirènes du succès. On aura vu ainsi Death Grips passer du statut de groupe le plus dangereux du monde en sketch des Beaux Arts en moins de temps qu’il ne faut pour dire « signer en major » et Run The Jewels remporter tranquillement le pactole. Deux exemples qui doivent faire sérieusement cogiter Chris Martinez, frontwoman du projet Moodie Black, qui revient avec un nouveau disque Lukas Acid en forme de journal intime et de plan de conquête du monde. Le disque plutôt excellent marque une légère évolution mais reste fortement teinté par cette scène noise rap dont le groupe de Minneapolis a contribué à dessiner les contours, dans l’ombre, pour visiblement son plus grand malheur.
(NDLR: cette interview a été réalisée à la sortie de Lukas Acid en 2018, le groupe vient de sortir un nouvel EP qui s’écoute en fin d’article).
Tu as été active depuis 2004. Je me demandais si cette carrière qui te précède ne pouvait pas être ressentie comme un poids aujourd’hui Et si parfois tu n’aurais pas envie que Moodie Black soit considéré comme un projet nouveau et tout frais ?
On n’a pas touché encore un large public. Plus on avance, plus les gens nous connaissent mais à chaque sortie, il y a aussi un public qui nous découvre. Il y a un aspect positif à ça car ça nous laisse le temps de grossir et de bénéficier de tout le travail accumulé pendant ces 14 années. Et surtout de ne pas être juste un succès sans lendemain.
Ta position dans une certaine histoire de la musique te préoccupe ? Tu aimerais être reconnue comme pionnière d’une certaine esthétique ?
On est très respecté pour ce rôle de pionnier, les innovations que l’on a pu amener avec notre musique. Mais de plus en plus j’ai envie de me détacher de cette image de groupe culte. Je veux vraiment vivre de ma musique, et j’y suis parvenu à certaines périodes de ma vie mais il y a des hauts et des bas. Etre dans un projet innovateur désormais ça ne m’intéresse plus tant que ça si ça veut dire ne pas être capable de gagner ma vie avec ma musique. Je ne suis plus si enthousiaste à l’idée d’être underground.
Les artistes mainstream pillent régulièrement la culture underground (on pourrait citer l’album Yeezus de Kanye West qui a piqué l’esthétique noise rap chère à Moodie Black). Tes choix artistiques vont-ils être guidés par une réalité économique désormais ?
Je le dis souvent, je veux être populaire MAIS tout en jouant la musique qui est la mienne. Je veux être le premier groupe qui emmène cette musique noise rap dans les sphères populaires. C’est une évolution progressive. Sur notre nouvel album, on a rendu le propos plus lisible, les paroles plus claires par exemple… Si tu regardes Nine Inch Nails ou The Cure, ils ont écrit des morceaux pop, ils passent à la radio mais ils restent des weirdos. Je veux être dans cette catégorie.
Tu nous parles d’intentions plus claires sur ce nouvel album, tu peux préciser ?
Je ne sais pas trop si c’est pareil en France, mais aux USA, c’est le rapper, le frontman qui contribue énormément au succès du projet grâce à sa mythologie, son personnage. C’est un peu ce qui manquait à Moodie Black et c’est ce que j’essaie de changer. Avant cela, il y avait beaucoup de bruits dans notre musique et on ne comprenait pas forcément qui était derrière. Désormais, je me mets plus en avant et j’injecte tous les aspects de ma vie dans notre musique.
Cet album a été enregistré sur deux ans ?
Oui une partie de l’album a été enregistré à L.A. quand on est revenu de la tournée de Nausea . Il y a d’ailleurs un feeling west coast dans certains morceaux, une influence gangsta rap. J’aimais ma vie en Californie mais j’ai terminé le disque à Minneapolis, d’où le côté plus froid et sombre. C’est un album que j’ai vraiment écrit et produit seule. Shawn (Lindhal, guitariste), n’est pas sur le disque, j’ai joué toutes les parties de guitare, de batteries, les séquences. Mon frère qui joue parfois en live avec nous a joué aussi sur le disque, trituré des sons mais c’est presque un album solo.
Les featurings font pourtant partie intégrante de la culture hip hop.
Je suis très vraiment mauvais quand il s’agit de collaborer. (rires) . Il y a quand même Pierre Motron, un chanteur qu’on a rencontré en tournée en France qui chante sur un morceau. Mais je travaille d’une façon très bizarre, ça ne marche pas avec tout le monde…
Quels sont les évènements qui ont inspiré le disque ?
J’ai traversé des choses tellement dingues et importantes sur le plan personnel au moment de la conception du disque que ça l’a forcément pas mal influencé (Chris a fait récemment son coming out en tant que femme trans). J’y parle pas mal des notions d’amitié, de confiance et de trahison. Et il y a forcément aussi les transformations physiques que j’ai ressenti. Et puis à la fin, il y a aussi une forme d’acceptation de moi même, de la personne que je suis vraiment.
Ce disque a permis de clarifier ta situation personnelle à un moment de ta vie ?
Oui je crois. Je déteste le fait de paraître si «cliché » mais c’est en partie vrai. Quand je regarde en arrière je me dis que la musique m’a aidé. Sur le moment pas du tout, mais avec le recul énormément.
Tu crains le fait de tourner avec ses morceaux et de retraverser peut-être des sentiments ou des sensations compliquées ?
J’y ai pensé oui. Je mets beaucoup de moi dans ma musique et des fois je me sens très vulnérable sur scène. Mais je pense aussi que ça emmène mes performances ailleurs, elles en deviennent plus fortes. Et ma compagne est avec moi sur la route et dans le public, ça me donne de la force.
Les gens vont s’approprier tes paroles et peut-être s’y identifier, ce qui va donner du sens au fait de jouer ces morceaux sur scène.
Oui carrément. Je reçois déjà beaucoup de messages positifs, notamment dans la communauté trans, de gens qui me disent combien ce disque les a aidé. Je n’y avais pas du tout pensé en le faisant mais c’est super important. Avant comme je te disais toute à l’heure j’avais l’impression que mon discours était noyé dans la musique mais désormais j’ai le sentiment que ce n’est plus le cas.
Tu as un souvenir d’un disque qui a joué ce rôle pour toi, auquel tu as pu t’identifier ?
Non je n’étais au courant de rien en musique quand j’étais plus jeune (rires). J’écoutais beaucoup The Cure. En grandissant, P.O.S (rappeur de Minneapolis), a été très important car il rappait sur sa vie de tous les jours, sans filtre. Son premier album Ipecac Neat a été un modèle pour moi.
Et si les gens ne prennent que la musique sans le message, comme cela risque d’être le cas dans les pays non anglophones ? Ca te va ?
Oui bien sûr. Je pense que la musique, son atmosphère, la façon dont elle est joué et produite en dit aussi long que les mots que je rappe. Et si tu viens à un concert, la façon dont on se produit sur scène est très explicite et évocatrice. C’est aussi la raison pour laquelle j’aime autant jouer en dehors des USA. Le discours ne se met pas en travers de l’émotion.
Sway sur ce nouvel album sonne très post punk, proto indus, à la Suicide ou Chrome.
Je pensais plutôt à Cure (rires), je reviens toujours à eux. On me demande souvent si j’écoute du shoegaze ou du post punk, mais en fait pas du tout. C’est la même chose depuis qu’on a commencé, les gens nous comparent sans cesse à Dalek et je n’ai jamais écouté ce groupe. Je comprends la comparaison mais c’est un accident pour moi. Sway est un morceau narratif dont j’aime le groove et qui célèbre la communauté trans.
Et comment as tu conçu Screaming ?
En fait, j’étais super à la bourre, je devais finir le disque et il me manquait des morceaux. J’avais ma guitare branchée et j’ai décidé de faire un morceau qui sonnerait comme le Moodie Black d’avant. Et j’ai tout lâché. Je suis frustré parfois de voir certains groupes devenir populaires alors que je sais pertinemment qu’on est aussi bons, voire meilleurs qu’eux. Aux USA, les groupes deviennent connus grâce à leurs looks, leurs connexions, le storytelling . Et ça me fout les boules. Ce morceau parle de ça, je l’ai enregistré en deux heures et voilà. Et au final c’est un de mes préférés sur le disque.
Et tu te sentirais capable de t’éloigner complètement de la scène noise rap pour aller vers quelque chose de plus universel peut-être ?
Oui avec ce disque j’ai essayé de le faire. Je voulais que ce soit à la base un disque de rap plus classique. Mais on va jouer sur scène avec un guitariste, une batteuse. On va aller vers un son plus goth, shoegaze, on va chanter plus. On va déjà s’en éloigner. J’aime la scène noise rap, on y a tellement contribué. Pourtant les gens ne nous reconnaissent pas cet apport. Donc je ne veux pas rester coincée dans cette catégorie pour toujours.
Cette interview est initialement parue dans New Noise Magazine, que l’on ne peut que vous encourager à acheter.
MOODIE BLACK sera en concert à Paris à L’Espace B le 20 avril avec Fusiller