« Au fond tu seras toujours un freelance ». Quand un proche collaborateur m’a dit ça il y a quelques jours, j’ai eu un drôle de goût dans la bouche. Ca m’a fait remonter pas mal de souvenirs, de phrases reçues comme des camouflets ou pire comme des petites pichenettes derrière la tête. Freelance, un gros mot qui salirait presque autant celui qui le prononce que celui qu’il désigne.
Je me suis retrouvé par hasard à être freelance, il faut bien l’avouer. Comme pour beaucoup de gens, la porte d’un poste fixe, en CDI ne s’est pas présenté à la sortie d’études qui de toute façon ne menaient pas à grand chose. Il a bien fallu improviser. D’abord enchaîner les jobs alimentaires et puis de missions de petites mains en réseautages de fin de soirée, réussir à se faire une place, imposer son utilité et, il faut bien le dire, rentrer dans la précarité.
Etre freelance a été une bénédiction pour moi car je l’ai vu comme une façon de défendre une vision du monde et une éthique de travail. Vivre hors de la culture d’entreprise qui me débecte et qui attache ses employés par des pseudos avantages et des carottes débiles.
Il m’a fallu du temps pour me juger à ma juste valeur et comprendre que je n’avais pas à m’écraser et subir la pression parfois très violente imposée par ceux qui m’employaient. Comprendre et surtout faire comprendre à ceux qui se trouvent en face que l’on est pas là pour faire les tâches qu’ils n’ont pas envie de faire ou pire faire le boulot à leur place. Mais qu’un peu comme quand mon amoureuse a employé un peintre en lettres pour faire la devanture de sa boutique, l’attaché de presse, le chargé de communication, le graphiste, l’illustrateur sont des cartes maîtresses qu’il faut savoir jouer à temps.
« Tu as encaissé mon chèque alors maintenant tu fermes ta gueule ». Nous vivons dans un monde dégueulasse. Et bien évidemment être freelance c’est avancer seul contre tous, contre les incapables, contre les lâches, les paresseux. C’est aussi pouvoir dire non ou stop. C’est aussi rappeler la valeur du travail de chacun et devoir frapper du poing chaque jour ou presque pour défendre son pré carré. Parfois, je repense à Badlands de Terence Malick, à Martin Sheen et Sissy Spacek qui attendent la fin dans une cabane dans les bois.
Le système du travail actuel est complètement déréglé. Personne ne devrait traverser la ville en vélo dans tous les sens pour 6 euros de l’heure et encore moins à plus de 50 ans, comme je le vois souvent à Bordeaux. Personne ne devrait conduire un taxi 70 heures par semaine et devoir se déclarer auto-entrepreneur. Personne ne devrait employer un freelance pour remplacer un poste permanent qui mérite une présence quotidienne. Et personne ne devrait considérer qu’un freelance est malléable à souhait, « pressurisable » à volonté et n’a pas besoin d’argent pour vivre. Je continuerai à défendre l’idée que la collaboration au lieu de l’affrontement est la vision la plus claire, celle qui ouvre la voie aux succès humains, créatifs et laborieux.
« Toi tu bouffes à tous les râteliers ». Aujourd’hui, je mange moins et mieux.