Francesca Woodman: sortilèges de l’intime

 

Comme chez Sylvia Plath, avec laquelle les comparaisons tant vibratoires que contextuelles paraissent inévitables, les autoportraits possédés de la photographe américaine Francesca Woodman exaltent un art de la mort que l’artiste, pour continuer de paraphraser les vers glaçants du poème Lady Lazarus, pratiqua, le temps d’une vie éclaire, de façon exceptionnelle.

La mort semble habiter chaque recoin de cette émanation fulgurante, feu follet capturé dans le marbre d’un destin rimbaldien (elle choisit de retrouver l’éternité à 22 ans seulement, du haut d’une fenêtre de Manhattan), dont la postérité continue de faire figure d’objet de vénération auprès de plusieurs générations d’adolescences tourmentées et arty. Il y a ce premier autoportrait extraordinaire, exécuté à l’âge de 13 ans, dans lequel la jeune fille y apparaît déjà comme une messagère des abysses, avec ses cheveux qui lui cachent le visage et cette main légèrement crochue, baignée d’un clair-obscur expressionniste qui en souligne les contours menaçants. Trônant dans un décor de conte gothique, l’apparition annonce les images-malédictions à venir, tandis que la tige d’actionnement du déclencheur qu’elle tient dans l’autre main se transforme en faisceau magique qui prend le spectateur à la gorge, un avertissement, une mise à distance. Francesca Woodman habite un monde en autarcie, dénué de presque tout repère spatio-temporel, composé de fantasmagories psychologiques au noir et blanc charbonneux et d’intérieurs en lambeaux traversés de manifestations surnaturelles, à la manière des photographies victoriennes macabres en vogue durant le 19ème siècle. Des maisons de sorcières au sein desquelles le corps est un véhicule rituel en perpétuelle disparition, le passage devant l’objectif une traversée de l’autre côté du miroir, depuis lequel le reflet de l’artiste se dissipe pour aller rejoindre la sève du néant. 

Les analogies angéliques sont souvent invoquées dans la présentation de la photographe. La connaissance du destin tragique de Woodman, le caractère fugace de sa production, conditionnent invariablement la réception de son travail, cette impression d’expérience proche du Sacré (qui se mélange de manière séduisante avec la projection de nos propres fantasmes morbides) étant renforcée par la virtuosité de ces clichés parfois miraculeux, trop parfaits pour apparaître comme le résultat d’une maîtrise peut-être tout à fait humaine – a fortiori encore adolescente. Mais la noirceur occulte dans laquelle baignent ces représentations questionne les desseins de cet ange porteur d’une grâce lugubre: lévitation christique à la frontière de la possession démoniaque, présence évanescente se faufilant dans une stèle funéraire, communion avec la nature au clair de lune plus proche du sabbat que d’une baignade de nymphe, un attrait pour le malaise transpire de ces mises en scène énigmatiques qui évoquent autant le journal intime d’un spectre tourmenté qu’une Alice exhibitionniste, documentant ses errances au pays des sortilèges.

Une joie créative émerge de ce flirt permanent avec les ténèbres, suggérant une force de vie (survie?) qu’illustre la multiplication des recherches formelles ainsi que la densité de l’oeuvre accomplie (plus de 800 images et 10 000 négatifs produits). La famille et les proches de Francesca Woodman se souviennent d’une personnalité enthousiaste et pleine d’esprit, adepte d’un humour abrasif. Une ancienne camarade de fac parle même d’une aura de « rock star » pour décrire la présence de l’artiste surdouée, à mille lieux du sentiment de désolation cosmique qui se dégage de ces intériorités teintées de symbolisme vénéneux. Inconnue de son vivant, se débattant avec peine pour se frayer une place dans le milieu de l’art new-yorkais et le monde de la mode (tous ses envois de portfolios furent laissés sans suite), la photographe s’enfonce dans les marécages de la dépression. Les portes de l’infini céderont vite, actant une disparition corporelle cette fois-ci sans retour. Restent ces traces fantomatiques qui, si elles accompliront les ambitions de l’artiste dans l’au-delà en l’inscrivant comme ultime figure de la lignée des grands photographes modernes, continuent de brouiller les pistes d’une présence au monde insaisissable, hors du temps. En s’attelant à perfectionner ses sorts de dissimulation, Woodman aura finalement réussi à percer le secret de son immortalité. 

JULIEN LANGENDORFF

Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux gourous, chamans et sorcières.

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