[Family Values part. 8] : La pourriture familiale selon Wes Craven

Cet article est le dernier volet de notre série « Family Values », consacrée aux relations familiales dans la musique et le cinéma. 

Film méconnu du maître de l’horreur, The People Under The Stairs s’attaque à l’acide au vernis de la famille, institution américaine par excellence, pour en révéler toute la pourriture.

Quand j’étais enfant, rien ne m’apportait plus de réconfort que les films américains et leur vision idéalisée de la famille et du foyer, sempiternellement ancrée dans la banlieue et ses allées proprettes, bordées de jardins irréprochables. Leurs intrigues abritaient des gamins malicieux, délaissant leurs bicyclettes pour se réfugier dans les bras d’une maman aux bras chargés de cookies brûlants, et avaient pour moi le plus rassurant des parfums. Le visionnage rituel de la VHS de Home Alone, religieusement installé dans le vieux canapé élimé de mon arrière grand-mère, était attendu avec fébrilité. Une enfance façonnée par les mains expertes de l’usine à rêves d’Hollywood, qui fit naître dans ma cinéphilie d’adulte un plaisir inverse : explorer les films qui égratignent cette image d’Epinal. Parmi eux, The People Under The Stairs de Wes Craven (1991), oeuvre impure et radicale, qui raconte l’histoire d’un couple incestueux et raciste enlevant des enfants pour parfaire son portrait de famille déviant.

Déjà en 1984 dans A Nightmare On Elm Street, le maître de l’horreur infiltrait les rêves des adolescents pour les confronter au pêché mortel de leurs parents, honteusement dissimulé à l’intérieur des foyers (coupables du meurtre d’un criminel, ils choisissent de taire leur crime à leur progéniture). Pour Craven, qui reçut de sa mère une éducation baptiste rigoureuse, la famille est avant tout le lieu originel de l’aliénation. The People Under The Stairs est pour lui l’occasion de démanteler méthodiquement cette vision archaïque de la famille américaine des années 50, qui refuse de considérer les enfants comme des individus à part entière. Premier geste fort : Fool, le personnage principal, est un enfant africain-américain de treize ans (en 1991, l’opération fait figure d’exception). Contraint à une vie de misère dans un ghetto de Los Angeles avec sa mère malade en attente d’une opération, le jeune garçon n’a d’autre choix que de s’introduire dans la maison de ses riches logeurs qui renfermerait un trésor. Piégé dans ce qui s’apparente à une forteresse inviolable, Fool est soudainement catapulté dans un véritable cauchemar en découvrant des enfants retenus prisonniers dans les profondeurs de la maison.

Une fois les enjeux posés, le film peut alors se dédier entièrement à sa principale attraction : le couple de frère et soeur incestueux et ravisseurs, interprétés avec délice par Everett McGill et Wendy Robie. Hasard ou intention secrète, les deux acteurices campaient déjà un couple déjanté dans la série Twin Peaks de David Lynch. Leur réunion à l’écran dans The People Under The Stairs prend alors des allures de miroir déformant, comme si ce couple rongé par la culpabilité et la jalousie chez Lynch avait fini par sublimer ses névroses dans une sexualité masochiste et un désir d’enfants chez Craven. Génialement nommés « man » et  « woman », ces figures abstraites du Mal cultivent une obsession pour l’idée de faire famille, tout en se révélant incapable d’envisager la parentalité autrement que dans la soumission des enfants à leurs propres désirs. Dans la chambre d’Alice, dernière candidate involontaire au rôle de petite fille modèle, une pancarte annonce clairement la couleur : « children must be seen, not heard ».

Cette idée d’un enfant réduit au rang de possession s’accompagne dans la film d’une puissante démonstration du pouvoir de captation des ressources par les forces capitalistes. Si « man » et « woman » peuvent se consacrer à leur projet sadique de composer la famille parfaite, c’est uniquement grâce au confort financier qu’ils tirent de leurs rentes immobilières. Propriétaires du bloc dans lequel vivent Fool et sa famille, ainsi que du liquor store qui vend aux populations défavorisées de quoi oublier la misère, ils jouissent littéralement de leur pouvoir foncier, bien décidés à le faire valoir par tous les moyens, même si cela implique de sacrifier les plus démunis. D’une manière très ludique, Wes Craven illustre à la perfection le principe économique des vases communicants : si un groupe d’individus (ici, la famille américaine, blanche et bourgeoise) s’enrichit, ça ne peut-être qu’au détriment d’un autre (les minorités africaines-américaines). Le cinéaste se saisit de la problématique de la lutte des classes pour nous marteler une vérité simple : la famille américaine modèle est une fiction bâtie sur le socle des inégalités sociales.

Même s’il bénéficie de la sympathie des amateurs de genre, The People Under The Stairs n’a jamais gagné l’aura des classiques du maître comme Scream ou A Nightmare On Elm Street. C’est pourtant un film singulier et plein de charme, étonnant mélange de film pour enfants et de slasher dérangé, dont la puissance politique peine à trouver des équivalents dans la production actuelle. En 2020, l’annonce d’un projet de remake retentit discrètement dans la communauté cinéphile. Produit par Jordan Peele, nouveau poids lourd du cinéma horrifique américain – qui avait déjà abordé une thématique similaire dans Us -, cette version actualisée devrait permettre de tordre le cou une bonne fois pour toute au mythe tenace de la famille américaine modèle.

ARTHUR BOUET 

Et pour les ancien.ne.s

 

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