Ellah A. Thaun : « je m’inquiète un peu du devenir de la notion  de mélancolie »

Photo: Marina Viguier

Le temps passe mais une chose ne change pas : il est toujours aussi jouissif de tomber sur un nouveau groupe et d’avoir l’impression qu’il nous emmène très loin et qu’il ne parle qu’à nous. Pendant que la presse musicale s’effondre et qu’une frange de plus en plus grosse de la musique hexagonale se transforme en chef de projets de start-ups voués à l’échec,  certain.e.s artistes continuent de repeindre les salles de concerts avec leurs tripes. Ellah A. Thaun, groupe originaire de Rouen, en fait partie, en route pour l’au-delà avec dans le coffre de son véhicule en flammes grunge, punk, metal, shoegaze, ésotérisme flippant et visions extra-sensorielles. Après avoir rebattu les oreilles de tout le monde avec ce groupe, j’ai fini par passer un coup de fil à Nathanaëlle-Eléonore Hauguel, la leadeuse du meilleur truc à guitares que vous écouterez en 2023 (un nouveau disque est sur le feu).

Qu’est-ce qui t’a donné envie initialement de jouer de la musique ? 

Mes parents, les disques que j’entendais : Bowie, Kraftwerk sont mes plus vieux  souvenirs de musique dans le salon. De leurs soirées entre amis aussi, qui avaient  tous vécu 1977 au Havre, Rouen, à une époque où les disques importés suivaient cet  axe depuis l’Angleterre, puis avec des labels comme L’Invitation au Suicide ou  Sordide Sentimental. J’ai grandi avec un poster de Psychic TV dans le salon, en  somme je suis “un produit de mon milieu”. Je me souviens regarder régulièrement  avec ma mère la VHS du film Imagine sur la vie de Lennon, ça c’est pour la pop. La  musique n’a pris une vraie importance que plus tard, comme le cliché le veut, à cette  jonction ingrate entre le collège et le lycée, quand je suis passée de Korn à Television,  joué avec un groupe, et travaillé sur le magnétophone 4 pistes de mon père.  

Comment s’est forgé le son et esthétique qui sont aujourd’hui les  tiennes ? As-tu beaucoup tâtonné? 

Pour ce qui est de l’esthétique sonore, sans grande originalité là aussi, c’est une  dizaine d’années de nuits passées au casque à mixer des titres en fumant du hasch,  au détriment de ma scolarité, puis de mes études. En 2007, j’ai eu l’occasion  d’écouter Loveless de My Bloody Valentin avec une forte dose de champignons hallucinogènes. Je  le connaissais déjà, mais j’ai eu l’impression d’avoir regardé un film 3D sans les lunettes  adaptées pendant des années, puis de les mettre enfin. J’ai plusieurs théories là -dessus par ailleurs, c’est que ce disque, bien qu’en Stéréo, est assez peu “écarté” sur  les canaux gauche et droit, enfin c’est l’antithèse de disques psychédéliques stupides  comme ceux des Pink Floyd après Syd Barrett, et donc d’une génération qui perdure  de groupes pénibles obsédés par la spatialisation sonore, la reverb et le delay.  D’ailleurs si ça ne tenait qu’à moi, je sortirai mes disques en Mono. Enfin sinon, mon  épiphanie, c’est un concert très intense de M83 à Paris un an après, dans une salle de  Boulogne-Billancourt presque vide, il y a même un journaliste devant moi qui s’est  endormi, alors que j’ai dû sortir quelques minutes parce que je faisais une crise d’angoisse d’excitation. Dans la série des concerts à moitié vides, et pour boucler sur  mon enfance, il y a Psychic TV en 2009 dans un Glazart clairsemé. Après ça, j’ai  arrêté de chanter en français, j’ai arrêté la guitare et on a recommencé Valeskja  Valcav, mon projet avec Aurore (claviers) à l’époque, et il y a forcément un rapport.  

Quelque chose qui m’a beaucoup plu initialement dans ta musique,  c’est cette impression d’univers coupé de la réalité contemporaine, un  truc un peu narratif. Est-ce que tu t’identifies cet aspect ? 

Oui. C’est certainement parce que je suis effectivement coupée des productions  artistiques contemporaines qui ne m’intéressent pas (ce qui n’est pas la même chose  que les réalités, les enjeux artistiques contemporains, qui me questionnent  nécessairement). Je regarde ma collection de vinyles et CDs: pour les années 2010  j’ai moins de 10 albums. Depuis 2020, un seul, que j’ai copié sur MiniDisc. Je  n’écoute pas en streaming, je vole et j’encourage par ailleurs tout le monde à  recommencer, voler la musique, la mienne comprise, plutôt que de donner un  centime à ces gens : un lecteur MiniDisc est un investissement raisonnable, éco responsable qui vous maintiendra loin de votre téléphone et de vos responsabilités.  Donc 2020, “Fires in Heaven” de SALEM, un chef d’oeuvre, comme le premier et  toutes leurs mixtapes ! Ce qui ne va vraiment pas en s’arrangeant, c’est que j’ai  découvert il y a quelques années cette musicienne des 70’s atrocement méconnue,  Judee Sill, un absolu tant en terme d’écriture, que d’arrangements (et de  biographie…). Brian Wilson voulait faire “a teenage symphony to God” avec Pet Sounds ou Smile, je ne sais plus : elle a fait cela et mieux, une version adulte,  indépassable. Je n’écoute presque plus qu’elle à la maison. Sur l’aspect narratif, je  dois tout à Jonathan Caouette et son film Tarnation, vu en salle à sa sortie à 17 ans,  c’est un journal intime visionnaire et anti-narcissique sur la dépersonnalisation, une  porte ouverte sur la culture gay américaine des 90’s et 00’s, et ma découverte de  Stephin Meritt des Magnetic Fields. La B.O. est une compilation qui agit comme un  disque à part entière et à chaque album que je termine, je réfléchis toujours en  fonction de cette manière de construire la narration. 

Quel est ton rapport à la musique du passé ? Fétichises-tu certaines  époques ou esthétiques ? Et es-tu consciente des reconstructions de la culture  populaire ou préfères-tu mettre tout ça de côté ? 

Si je devais résumer mon rapport au passé par un album, ça serait le premier de The  Caretaker, ça ne dit pas grand chose de la musique en tant que telle, même si j’adore  le jazz d’avant-guerre, mais beaucoup plus sur mon rapport à la mémoire. J’ai  tendance à penser que certaines drogues, certains états “amplifient” ma réponse  émotionnelle à la musique, en modifiant ce rapport à la mémoire, immédiate ou plus  lointaine. Une très bonne chanson est une chanson qui crée une impression de déjà-vu dans le sens où elle crée la nostalgie d’un moment qui n’est pas encore arrivé. Les  reconstructions culturelles omniprésentes dans le paysage populaire sont des fictions  esthétiques, dont la plupart inversent actuellement un paradigme blanc et patriarcal,  en uchronies égalitaires, avec la nostalgie comme monnaie d’échange.

J’y participe  allègrement, à mon niveau, avec une continuité queer du grunge (Kurt Cobain,  Courtney Love, Kat Bjelland, Kim Gordon ou Michael Stipe étaient pas trop mal  partis après tout) sur la base d’une appropriation culturelle totale, sexiste et vénérant  la jeunesse : le rock. Il faudra quand même un jour questionner ces nouvelles fictions  esthétiques, quand elles sont intersectionnelles à outrance, plus souvent  essentialistes, dans un but marchand. Je m’inquiète un peu du devenir de la notion  de mélancolie au profit d’une mélancolie stérile, inoffensive, de spiritualités  artificielles. Certaines oeuvres, au même titre que certaines expériences m’ont fait  mal, mais c’était un mal nécessaire. Pour autant, je ne pense pas que tout était mieux  avant. Je dois juste être une optimiste qui ne s’enthousiasme plus de grand chose. 

Tu es pas mal associée à ton goût pour l’occulte, je me demandais si tu  étais toujours aussi à l’aise avec ça (notamment en ce moment où c’est  devenu un peu plus fashion/banalisé) et ce qui t’attirait là dedans? 

Effectivement, l’occultisme, omniprésent dans mon quotidien, a une place équivalente, sinon liée, à celle de ma foi. C’est devenu difficile à communiquer, sinon  à ma fiancée qui partage ma vie et subit avec tendresse et consternation mes élucubrations, j’ai beaucoup de chance. Mes centres d’intérêts ne tournent plus  qu’autour de la mort, de l’après-vie, des états altérés de conscience et mes  prédictions astrologiques ou non, le voyage dans le temps. Je regarde ma  bibliothèque comme si elle me narguait de détenir la réponse existentielle que  j’attends, c’est un mystère rassurant plus qu’une névrose. Travailler sur les  interprétations du tarot d’Aleister Crowley est devenu avec le temps un peu comme  un bon épisode de Columbo. C’est sûr que quand je vois des symboles hermétiques à  côté d’une citation laborieuse de développement personnel, dans une pub pour de la  lingerie body-positive, ça me crispe. C’est de bonne guerre, par exemple je ne suis pas  vegan, je mange même beaucoup de poisson, mais j’achète pas mal de produits  végétaux et après je me sens meilleure intérieurement, j’ai plaisir à partager mes  recettes.  

Comment tu équilibres le personnel et le collectif, notamment dans  cette entité solo/groupe?  

J’écris tout à la guitare, avec mes propres accordages, souvent je les enregistre avec  boîte-à rythme et synthétiseurs et je les envoie au groupe, parce que j’ai vraiment les  meilleurs musiciens au monde. S’ensuit un travail de transcription des mélodies,  avec Iris et Aurore, puis un long processus chafouin et destructeur. L’avantage c’est  que tout ce que fait mon batteur, Samuel, est bien, donc je le redécouvre dans chaque  titre, variation. Même après l’enregistrement des albums, ils évoluent, sachant que  certains ont été écrits il y a plus de 10 ou 15 ans, je fais un cut-up entre des parties  anciennes et très récentes pour faire co-exister différents moments d’une narration  intérieure. Mon obsession, tout se passe en même temps. En dehors de l’écriture, on  fonctionne comme un collectif d’artiste, et tout le monde fait sa part. J’ai formé le  groupe à la fin de l’année 2015, et là aussi j’ai eu beaucoup de chance, j’ai pu  proposer ce que je voulais même quand certains de mes choix étaient ridicules. Sur  l’aspect “carrière” je ne me suis jamais trompée et je ne regrette aucune décision. Sur  le live je pense que c’est mieux pour tout le monde que je ne m’en occupe plus. On a  auto-financé notre album et la première partie de notre tournée, qu’on termine  sérieusement fauchés mais avec un nouveau tourneur et un nouveau label, adorables. 

Comment écris-tu tes paroles? Penses-tu aux autres quand tu les  écris? Et comment vis-tu de les chanter sur scène? 

J’ai longtemps écrit en français, j’ai même commencé comme ça, et puis le texte,  enfin poème devenu prose, qui s’est là aussi dé-construite, avec des mots anglais,  puis des phrases et de vraies chansons. Il s’est évidemment passé la même chose,  c’est que mes poèmes, chansons sont devenus des textes à part entière et je suis ravie  de miser sur l’improvisation en répétitions ou en concert pour aller à l’essentiel.  J’envoie les textes au groupe, c’est important pour eux, déjà en repère mais aussi  pour l’arrangement, ils décodent souvent des intentions cachées qui nous font aller  plus vite, enfin c’est au même niveau que la musique. Je tiens à ce que mes textes  soient accessibles en ligne par ailleurs, et je compte les traduire pour les publier. 

Comment avez-vous enregistré et produit le dernier album? Avec le  recul y a t il des choses que tu aurais fait différemment? 

On l’a enregistré en 3 ou 4 jours, fin Décembre 2020, dans un studio professionnel à  Rouen avec des horaires restreints par la pandémie. On avait pu travailler les  nouveaux titres à 5 sur scène en 2019 donc confiants, mon groupe a choisi les prises  et mixé le tout avec les enceintes d’une TV écran plat (ça je n’ai jamais compris…), et  j’ai récupéré ce qui sonnait comme une session live super bien produite ! Comme  pour le précédent, c’était important d’appliquer le même traitement qu’à mes disques  solos et avec les encouragements du groupe et d’Arnaud, de Steeple Remove, qui  nous a enregistrés. J’ai fini par découper complètement certaines parties de l’album,  en réécrire, comme continuation de ce qui avait été fait sur le disque précédent  “Arcane Majeur” (2018). Symboliquement, je ne changerais rien à ce disque, même la  voix, qui est franchement sous-mixée par moments, ou certains titres qui avaient une  intention parfois opposée et ont encore changé en live : j’ai rendu le mixage final  littéralement à la veille d’une opération chirurgicale très importante et je ne pouvais  pas imaginer meilleur façon de clore ce chapitre. On ne s’interdit pas du tout en plus,  de ré-enregistrer des versions modifiées de certains titres, s’ils sont cohérents avec ce  qu’on prépare pour la suite . 

Il n’y a pas longtemps vous avez été invités par Structures, un groupe  plus jeune et qui joue pas mal justement sur l’esthétique revival.  Comment as-tu vécu cette expérience ?  

J’étais très heureuse, ils sont effectivement sensiblement, voir nettement plus jeunes  par rapport à certains de mes musiciens et je n’ai pas pu m’empêcher de commencer  le concert en les remerciant d’avoir invité des personnes âgées. Cela fait des années  que certains groupes de mon âge, qu’on croise (ou pas) me prennent pour une idiote  avant même de me parler, ou cèdent à un mélange de concurrence et compliments  obséquieux qui tournent vite court, déjà parce que je ne prends pas de cocaïne et que  je défends aussi religieusement le génie de Moby que celui de Coil. Alors que j’ai  trouvé chez Marvin (de Structures) une grande sincérité après un de nos concerts, lui  qui tient par son rapport viscéral à la musique, et qui ne m’a pas fait douter quand il  nous a proposé cette invitation. Pour être honnête, je n’avais jamais écouté leur  groupe, et à la fin de leur set il y a quelque chose de presque… Nitzer Ebb ? Je ne  peux que leur souhaiter de continuer comme ça.  

De manière générale, comment te sens-tu en tant que musicienne en  2023 ?  Comment deales-tu  avec ton image publique? 

Je ne me sens pas à l’aise du tout, j’ai bientôt 36 ans, au RSA depuis 8 ans. Au point  où j’en suis, l’intermittence du spectacle relève plus de la croyance que de l’indemnité  réelle. Je ne trouve pas de job. Tous mes héros ou héroïnes de la musique de mon  adolescence étaient à cet âge-là, au point mort de leur carrière, sinon morts tout  court. J’ai raté énormément d’occasions parce qu’à 25 ans, je gérais ma transition, les  traitements (à une époque où c’était 10 ans de démarches légalement), une reprise  d’études que je ne voulais pas foirer, je faussais mes papiers sur Photoshop pour les  dossiers de location d’appartement, les cachets concerts et la CAF. J’ai eu la chance  de rencontrer des personnes plus ancrées socialement que moi, d’avoir un soutien  qui m’a évité aussi de trop faire n’importe quoi. Toujours est-il que je n’ai jamais  cédé à un quelconque opportunisme (et j’aurais vraiment pu avec les personnes que  j’ai croisées) et le peu de fois où j’ai tenté de jouer avec mon image, je me suis retrouvée avec des menaces, comme le fait d’avoir instrumentalisé cette transition (à  une époque où le terme transgenre était inconnu des médias) pour monter des  dossiers de subventions. Résultat, j’ai refusé de faire des clips et des photos promos  pendant presque 6 ans, ce qui est complètement con, j’aurais dû en faire le double. 

Est-ce que tu t’exprimes par d’autres biais que la musique ? Es-tu  inspirée par des artistes non musicaux ?  

Oui, la littérature, mon premier amour depuis l’enfance, j’ai commencé avec les Chair  de Poule et Stephen King, c’est de là que vient tout mon travail et la raison pour  laquelle je refuse de me qualifier comme musicienne. Performeuse à la rigueur, le  sound design me fascine, mais c’est avant tout un travail de narration, d’écriture de  ré-écriture. Pour ça aussi que je n’envisage plus que l’ambient ou la musique de film,  seule. Créer des univers de poche (qui ne s’effondrent pas en quelques jours, comme  dirait P.K. Dick). Ma plus grande influence à ce niveau c’est William S. Burroughs, un  écrivain dont on pourrait dire qu’il avait aussi une approche plasticienne et très  musicale du langage, du moins trans-disciplinaire du verbe. Je travaille sur un projet  de thèse le concernant, et si ça ne se fait pas, ça sera un essai. Je me dois de citer  George Bataille, Anna Kavan, autres écrivains de l’absolu. Et puis Nabokov, Mary  Shelley, Gibson & Ballard pour la SF, même Ellroy c’est presque du rétro-futurisme  maintenant… Enfin beaucoup. J’ai une première nouvelle publiée prochainement,  conjointement aux travaux de l’artiste contemporaine Élodie Lesourd, qui a  beaucoup travaillé sur les musiques rock et leur micro-mythologies, et je termine  mon premier roman, en attendant la publication d’écrits antérieurs.  

Crois tu encore au pouvoir transformateur de la musique rock? 

Non. Et si quelqu’un m’affirmait le contraire je serais franchement méfiante.

Propos recueillis par Adrien Durand.

 

Article Précédent

[Family Values part. 7] Cowboy Junkies : si Lou Reed m'était conté

Prochain article

[Family Values part. 8] : La pourriture familiale selon Wes Craven

Récent