Ethel Cain : la croix et la bannière

Crâne de buffle, tatouage INRI (acronyme du nom latin de Jésus Christ), cheveux longs, position prostrée, mobilier décrépi et broderie mormone….la première image qui apparaît en 2020 sur la page Bandcamp d’une certaine Ethel Cain frappe très certainement les amateurs d’ésotérisme et de musique hantée. Rassemblant des démos composées en 2018-2019 par une jeune inconnue originaire de Tallahassee, en Floride, le disque laisse entendre une voix pitchée et androgyne sur une musique à la croisée de la dream pop, de la witch house et de chants grégoriens passés au filtre Fruity Loops. Dans les mois suivants, Ethel Cain (nom à consonance fortement biblique, évidemment) a ensuite égrené des visuels plus travaillés et des morceaux planants, descendants autant de Salem que de Grouper avant d’éclater un peu plus nettement à la face du grand public avec le morceau Michelle Pfeiffer. Chanté en duo avec Lil Aaron, jeune Soundcloud rappeur, le petit tube évoque, sur une ligne mélodique épique, le dégoût de soi, les envies de mort, l’amour déchu et une relation équivoque avec ce Jésus dont le nom s’étale sur sa cuisse. Il n’en a pas fallu beaucoup plus pour attirer toute la lumière médiatique de la presse US sur ce nouvel oiseau tombé du nid de la Bible Belt. Celle-ci s’empressa de lui accoler le surnom de “Lana Del Rey Southern Gothic”. Et bien évidemment, l’impatience alimentée par des images postées au compte goutte sur les réseaux sociaux évoquant strip-clubs de l’Amérique des pécheurs et châtiments corporels nourris de peur divine n’a fait que croître au cours des mois.

“Profilée” récemment par les médias spécialistes du genre, New York Times et Pitchfork en tête (probablement parmi les derniers à être encore capable d’envoyer des journalistes enquêter à l’autre bout du pays sur des musiciens indie), l’histoire d’Ethel Cain laisse entrevoir des similitudes avec le récit classique de l’outcast du Midwest tout en faisant preuve d’une personnalité trempée dans l’émancipation, bien décidée à dépasser cette image de cosplay Lana Del Rey bien trop réductrice. 

En période promo, la jeune musicienne (24 ans) reçoit la presse dans une Waffle House (chaîne de restaurants de type fast-food qui sert des petits déjeuners toute la journée-ndr) et sabote d’emblée sa propre mythologie. Ethel Cain est une invention, un costume qu’elle enfile pour faire de la musique et qui lui est apparu au cours d’un long périple semé d’embûches à la quête de son identité. Enfant d’une fratrie de quatre, elle est née en Floride dans une famille modeste obsédée par Dieu qui lui imposa trois baptêmes pour l’écarter du Diable (elle fit son coming out à l’âge de 12 ans). La jeune fille a d’abord cherché un répit dans des études de cinéma avant de se lancer dans la musique (après avoir découvert Florence + The Machine sur Internet). A l’âge de 20 ans, elle vit une forme d’épiphanie, adopte légalement le nom de Hayden Silas Anhedönia et fait son coming out en tant que femme trans sur les réseaux sociaux. Elle l’affirme, c’est à peu près à cette période que Ethel Cain “la possède” et qu’elle commence à trouver sa voie musicalement, s’installant dans une église désaffectée paumée au milieu de l’Indiana. Si son écriture a d’évidents tributs envers ses idoles de jeunesse (Lana Del Rey évidemment, Grouper, l’emo rock FM et on imagine, à l’écoute de sa musique, Lil Peep et Cocteau Twins qui ne sont pas loin), elle se distingue par une forme de rugosité dans les formats choisis (la plupart de ses morceaux durent de 6 à 8 minutes, bien loin des canons actuels) et un mysticisme trouble, non feint.

Car à la manière de Liz Harris (Grouper) ou Christopher Owens (Girls), autres musiciens indie nés dans des milieux sectaires, Ethel Cain entretient un rapport d’amour haine avec son héritage religieux. Marquée profondément par son milieu familial (qui l’aurait traitée comme “une sorcière” selon ses propos au New York Times), elle reste profondément imprégnée par une culture visuelle et esthétique en droite lignée de la religion baptiste qui irrigue la diagonale du vide américaine. En écoutant sa musique, et en interrogeant la fascination intacte que provoque cette esthétique sur moi, je me suis rendu compte que j’entretenais très probablement le même rapport avec les popstars qu’Ethel Cain et consorts avec Dieu. Parfaitement conscient de la mise en scène malsaine et des pièges tendus par la pop mainstream, je ne peux m’empêcher à chaque fois de retomber dans le panneau, persuadé que les récits d’accès à la gloire de jeunes inconnues est la preuve qu’une forme de magie subsiste et qu’il faut continuer de croire au pouvoir rassembleur d’un simple tube radiophonique. 

A ce sujet, il est intéressant de regarder la façon dont se comporte Ethel Cain en 2022. Elle balaie d’un revers de la main une quelconque forme de revendication de son statut de femme trans. “ Être trans est la chose la plus ennuyeuse et l’aspect le plus humain de ma personnalité. Je voudrais dire aux gens qu’il y a un million de façons d’être une femme trans comme il y a un million de façons d’être une femme cis. On ne suit pas une route toute tracée.” raconte-t-elle au New York Times. Pas vraiment intéressée par une industrie du disque qui exige de ses nouveaux champions qu’ils postent cinq vidéos Tik Tok par semaine, Ethel Cain joue avec les signaux de fumée qu’elle envoie et revendique une totale indépendance. Cette liberté a aussi son prix éthique puisque la musicienne a signé en 2020 avec Prescription Songs, label de Dr. Luke, producteur superstar mis en cause pour violences sexuelles et morales envers Kesha depuis des années. C’est en tous cas via cette structure qu’elle a publié Preacher’s Daughter en mai 2022, son premier véritable album qui creuse le sillon de ses démos et EPs. On y retrouve tout l’attirail de la face cachée de l’Amérique évangélique, une sorte de dream pop taillée pour les fans d’Euphoria déclamée d’une voix grave qui titille de loin la country torturée d’Emmylou Harris. Une formule qui trouve un équilibre étonnant entre efficacité et sincérité.

“Pour ce premier disque, je jouerai le rôle de Miss Alt-Pop Star et je paraderai un peu partout avant de finir comme Enya ou Joanna Newsom et de sortir de mon trou de souris tous les cinq ans pour sortir un album. Mais je sais que je dois gagner ce statut. Et pour l’instant, je ronge mon frein” racontait en marge de la sortie de son disque Ethel Cain au New York Times, nullement impressionnée par les forces en œuvre autour d’elle. Cette puissance de caractère est peut-être l’apanage de ceux qui ont vécu dans la peur de Dieu et des Enfers toute leur vie. Pour l’instant, le plus beau morceau d’Ethel Cain est une reprise de Everytime, tube funéraire de Britney Spears qu’elle sublime de manière inattendue. Désormais armée pour démonter le système de la pop mainstream, Ethel Cain pourrait bien prendre les rênes d’une génération d’inadaptées capable de réécrire la règle du jeu. C’est tout ce qu’on peut souhaiter. 

ADRIEN DURAND 

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