Against Me! ou quand le politique devient personnel

A la fin d’un concert, Laura Jane Grace retrouve le type qui a crevé les pneus du van de tournée de son groupe de punk Against Me! quelques temps auparavant. Pendant que la tension monte entre les musiciens et le mec en question, un deuxième membre du public saisit une brique avec la ferme intention de la balancer sur quelqu’un. Voilà qui doit pousser à s’interroger sur la communauté anarcho-punk : quelle est cette congrégation où un individu peut souhaiter vous ouvrir le crâne à coups de brique pour avoir signé sur un gros label indépendant comme Fat Wreck Records ? Si elle gardera ses convictions du côté de l’anarchisme, Grace rompt ce jour-là avec la confrérie qu’elle a intégrée quelques années auparavant et I Was a Teenage Anarchist sera sa lettre d’adieu. D’autres liens seront bientôt tranchés et d’autres identités (re)construites dans les années à venir. 

(NdA : Laura Jane Grace s’est vue assigner le genre masculin à sa naissance, sous le nom de Tom Gabel, jusqu’à sa transition de genre en 2012. Pour plus de clarté, Laura Jane Grace sera ici désignée par le pronom « elle » et par le nom qu’elle a adopté à partir de son coming out et de sa transition.) 

 

Idoles déconstruites et idéaux périmés

En 2001, Laura Jane Grace est une petite punk de Gainesville (Floride). Enfant de militaire, elle débute Against Me! comme un projet solo qui n’aspire qu’à devenir un groupe en bonne et due forme. Elle se mêle à une scène punk florissante pétrie de philosophie Do It Yourself et d’idéaux straight-edge. A un âge où elle essaie de définir ses valeurs, quitte à se les tailler un peu à la serpe, elle met ses tripes dans le premier album d’Against Me!: Reinventing Axl Rose représente un instantané dans le cheminement personnel de Laura Jane Grace au cœur des préoccupations éthiques de l’underground. Comment faire vivre les principes de l’anarcho-punk (entraide, autonomie, restriction des profits) quand on arrive longtemps après la bataille et que ces idées ont été entièrement digérées par la culture de masse ? Grace et son groupe, malgré des déclarations grandiloquentes, n’essaieront même pas de construire une alternative aux modes de production de l’industrie musicale. Si ces principes imprègnent sans doute la vie de Laura Jane Grace au-delà d’un vernis cosmétique, ils auront en réalité peu d’importance dans la musique d’Against Me! qui quittera très vite le circuit alternatif et existera dans l’industrie mainstream avec ses moyens conséquents et sa force de frappe.

Au moment de la conception de Reinventing Axl Rose, Against Me! est un groupe au complet même si l’essentiel des chansons a été composé par Grace seule. L’album est enregistré à Gainesville par l’ingénieur local Rob McGregor pour être ensuite distribué par No Idea Records basé également à Gainesville. Against Me! fait partie de la scène punk floridienne qu’il chante tout en visant déjà un public plus large. Le titre du disque est une profession de foi : Laura Jane Grace cite une de ses idoles de jeunesse et plutôt que de la tuer, elle propose de la réinventer. Il ne s’agit pas de faire table rase mais de s’inscrire dans une Histoire. La chanson-titre dévoile les grandes lignes du programme :

« We want a band that plays loud and hard every night
That doesn’t care how many people are counted at the door
That would travel one million miles and ask for nothing more
Than a plate of food and a place to rest »

Cette foi inébranlable dans le punk rock comme mode de vie est ce qu’il y a de plus séduisant dans la parole de Grace à cette époque, celle de la puissance encore invaincue des émotions adolescentes. Against Me! agite ses lambeaux de croyance en une victoire de « l’alternative » sans réellement s’y engager. Reinventing Axl Rose est plein d’arrière-pensées, hanté par les échecs successifs de la  contre-culture  qui n’aura jamais réussi à sortir du cadre de l’industrie culturelle. Mais l’a-t-elle jamais réellement souhaité ?

La force du nombre

Pour réactiver cette utopie, l’album déploie une esthétique de l’artisanat. Les structures des chansons font des allers-retours sur la métrique, non pas parce qu’elles se voudraient expérimentales mais parce que Laura Jane Grace apprend encore à maîtriser les basiques du songwriting à l’époque et fait donc avec les moyens à sa disposition. Les refrains explosent en plein vol pendant que Grace tente de faire tenir un maximum de mots dans des couplets trop longs. Sans aller jusqu’à l’esthétique lo-fi, la production de Reinventing Axl Rose fait la part belle aux sons acoustiques et à une caisse claire aujourd’hui honnie par Grace. La production bien particulière de l’album résonne pourtant comme un pendant sonore des idéaux chantés par le groupe. Avec son esthétique roots (à la fois rudimentaire et enracinée dans un lieu particulier, en l’occurrence la scène punk de Gainesville), ce disque est une actualisation du mythe du bon sauvage à l’ère de l’industrie culturelle, l’état de nature idéalisé se voyant remplacé par une adoption sans réserve de la culture DIY. 

Même si basé sur l’expérience individuelle de Laura Jane Grace, Reinventing Axl Rose est un album collectif. Aucun cynisme ne point quand elle s’époumone et parvient à faire avaler des clichés avec une honnêteté désarmante. Il y a toujours un Nous chez Against Me! dont toutes les chansons résonnent comme des hymnes. Beaucoup d’amis de la scène floridienne viennent chanter en chœur sur les différents titres et traduisent fidèlement l’aspect tribal de la découverte du punk rock à l’adolescence. Après tout, chaque génération a besoin de réinventer la roue pour s’inscrire dans une histoire de luttes et en construire la prochaine étape. Reinventing Axl Rose est une mise en chansons d’une communauté qui finit par réussir à rendre de nouveau désirables les alternatives à la prédation néolibérale. Comme Le Comité Invisible avec L’Insurrection Qui Vient, Laura Jane Grace suscite l’envie quand elle laisse entrevoir un ailleurs possible et énonce les standards inatteignables d’une éthique plus séduisante que l’aridité des milles et un règlements du punk hardcore. Elle énonce une radicalité porteuse de possibles, certes invivable au quotidien mais revigorante sur le plan du récit. Elle rend intelligibles les sentiments contradictoires et galvanisants nés de l’adhésion pleine et naïve à une musique comme mode de vie. 

 

Il y aura toujours une différence entre moi et vous

10 ans plus tard, tout a grossi pour Against Me!, de la taille des scènes à celle des amplis. La communauté anarcho-punk voue le groupe aux gémonies depuis qu’il s’est extrait de ce cadre strict, notamment via sa signature sur Sire Records, un label encore plus gros justement. I Was a Teenage Anarchist (sur l’album White Crosses) a parfois été compris comme un reniement alors qu’il est le pendant désabusé de Baby, I’m an Anarchist, non pas vis-à-vis des théories anti-autoritaire mais de la communauté obtuse que Grace et son groupe ont quittée. La chanteuse prend ses distances avec le mouvement pour embrasser un changement plus grand et plus profond encore.

En 2012, Laura Jane Grace fait son coming out en tant que femme transgenre. Transgender Dysphoria Blues paraît en 2014 sur le label Total Treble d’Against Me!, produit par Grace elle-même dans le studio du groupe, comme un cocon protégeant des thématiques toujours plus intimes. Le titre renvoie directement à la dysphorie de genre dont a souffert la chanteuse face au sentiment d’inadéquation entre son genre assigné et son identité de genre. Dépression, automutilation, abus de substances et envies de suicide peuplent les 10 chansons de l’album. Grace coupe définitivement les ponts avec la socialisation masculine hypertrophiée de la scène hardcore (Drinking with the Jocks) et abat les murs de la binarité pour accéder à un monde entier de variations sur le spectre du genre (« There is a brave new world that’s raging inside of me » – FUCKMYLIFE666). Elle explique en interview avoir passé du temps en concert, avant sa transition, devant un public de mecs bourrins en se demandant ce qu’ils feraient s’ils savaient qui elle est au fond d’elle-même. Ainsi qu’énoncé par Anupa Mistry dans un article à propos de M.I.A. : « when your body is political, issues are no longer abstract ». 

 

Le politique est intime

Le déplacement de la focale d’Against Me! est assez symptomatique du mouvement général des formes d’engagement actuelles. Les questions de genre et de fluidité des identités ont pénétré le mainstream en passant des labos de recherche en sociologie aux discussions de comptoir, quitte à se voir agitées comme épouvantails en vue de susciter des paniques morales (pour l’instant, ça n’a pas fonctionné). De la même manière, il n’y a plus de groupe ni de collectif sur Transgender Dysphoria Blues mais un individu isolé en souffrance. Fort heureusement, il y a toujours un Nous chez Against Me! ou au moins un Toi ambigu (Laura Jane Grace s’adresse-t-elle à son public ou à elle-même ?). 

Dans la lignée de la perméabilité entre les engagements de Grace et la musique d’Against Me!, Transgender Dysphoria Blues relate le processus de transition de son autrice dans un récit presque performatif. Même si toutes les chansons ne traitent pas directement de ce sujet, elle n’omet rien de la souffrance psychique passée et actuelle liée à la dysphorie de genre et au parcours de transition. Par-delà ce monceau de douleur couplé à des désirs de mort, elle laisse éclater une irrépressible pulsion de vie. Quand vos désirs de femme trans ne vont pas de soi pour une partie de la société, ils sont une déclaration politique. Sur fond de stadium punk rock, Against Me! s’adresse toujours aux masses mais elles sont désormais différentes. 

En tant qu’homme cisgenre, je n’ai aucune expérience de la transition vécue par Laura Jane Grace. Qu’est-ce qui se joue dans la connexion émotionnelle avec ces chansons racontant des tranches d’une vie si différente de la mienne ? Le premier réflexe serait de crier à l’appropriation mais en l’absence de rapports de production entre le discours de Grace et mon appréciation de celui-ci (en dehors du fait que j’ai acheté ce disque), il ne s’agit peut-être pas de cela, d’autant que mon appréciation n’invisibilise pas l’autrice. C’est au contraire la traduction artistique de cette histoire personnelle qui donne une connaissance sensible des altérités en les rendant intelligibles pour des personnes qui ne seraient pas directement concernées. Lorsque Grace écoutait Crass chanter à propos de la guerre des Falklands, le conflit n’avait rien à voir avec sa vie d’adolescente d’une petite ville, pourtant elle comprenait la chanson.

Si la reconnaissance et le succès public d’Against Me! précèdent la transition de sa chanteuse, ils permettent en tous cas de rendre accessible au plus grand nombre un parcours souvent relégué aux marges des sociétés actuelles. Transgender Dysphoria Blues rend intelligible des émotions et des situations particulières, ceci d’autant plus qu’il s’extrait des concours de bites militants pour susciter l’empathie et combattre le nihilisme, une constante chez Grace. L’explosion de joie rageuse dépasse le corps tout en le représentant parfaitement. La contestation (res)sort enfin du seul pré-carré des hommes adolescents pour être portée à la vue de tout le monde par le sourire éclatant d’une femme transgenre (qui n’est plus une adolescente depuis longtemps) sur les scènes des plus gros festivals. Chanter l’amour redevient un acte politique. 

PIERRE DEMOTIER

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