eden ahbez: premier hippie et roi accidentel de la pop

“J’ai peut-être l’air fou mais je ne le suis pas. Ce sont les autres gens, ceux qui ont l’air normaux, qui sont véritablement fous”.

eden ahbez, arrêté un matin par un policier interloqué par son apparence de clochard mystique, échappe à la prison et l’asile en lui répondant par ces mots avec l’aplomb de ceux qui ont vu au delà du réel. Le policier lui aurait répondu: “tu as raison. Si quelqu’un te pose problème, viens me voir”. Pour la petite histoire. Car de petites histoires, de légendes plus ou moins avérées, il en est beaucoup question dans la destinée étonnante de eden ahbez, musicien pop reconverti en gourou mystique, souvent considéré comme le père spirituel des hippies. Un nom qui s’écrit sans majuscules, les lettres capitales étant réservées à “Dieu et l’Infinité” comme insistait régulièrement l’intéressé.

L’histoire d’ahbez, qu’on aura souvent comparé à tort à Moondog à cause de son apparence christique et des images de ses errances urbaines, commence après guerre sur la côte Est. Né en 1908 à Brooklyn, le petit garçon de confession juive est élevé dans un orphelinat avec sa soeur jumelle avant d’être adopté à l’âge de 9 ans par une famille de Kansas City. Dans son nouveau foyer, il découvre la musique et devient peu à peu pianiste. Lassé par la vie classique occidentale qu’il juge trop hermétique, il commence à voyager en sautant de train en train à la manière des hobos qui sillonnent les Etats-Unis dans la foulée de la Grande Dépression. Il atterrit en Californie en 1941 et trouve refuge à Los Angeles dans une boutique/restaurant du nom d’Eutropheon, situé à Laurel Canyon. Presqu’un siècle avant de devenir le QG des bobos californiens, le quartier héberge ce lieu étonnant qui ne sert que de la nourriture crue et promeut un mode de vie végétarien et respectueux de la nature. Le couple qui gère l’endroit a fait de son restaurant un havre de paix pour tous ceux qui souhaitent mener une existence alternative dans les années 30 et 40, qu’ils soient communistes ou mystiques. 

Ils accueillent aussi des musiciens pour jouer live durant les repas (on leur prête d’ailleurs la popularisation de la musique hawaïenne en Californie). ahbez s’y produit régulièrement aux côtés d’autres marginaux réunis sous le nom de “nature boys” un groupe de proto-hippies qui prônent la vie au grand air, étrangère à la société de consommation et dorment dans des grottes à Topanga Canyon ou Taquitz Canyon. Un soir, un client impressionné par ses talents de mélodistes l’aborde. Il s’agit de Jack Patton, un musicien qui se produit sous le nom de Cowboy Jack. Il le convainc de présenter une de ses compositions, Nature Boy à Capitol. Arrivé dans les bureaux de la maison de disques, le titre est adopté par Nat King Cole. ahbez reçoit un chèque de 10 000 dollars à son grand étonnement mais ne se décide pourtant pas à changer de mode de vie pour autant. Pendant ce temps, Nature Boy, initialement sorti en face B par Nat King Cole se classe numéro 1 et sera ensuite repris par de nombreux artistes, de Frank Sinatra à Sarah Vaughan (en passant par Big Star des années plus tard ).

Après avoir eu vent de cet étonnant gourou capable de composer des hits, les journalistes partent à sa recherche et finissent par le retrouver en train de dormir derrière la lettre “L” sur la colline d’Hollywood. Tout est réuni pour qu’eden rentre dans la légende des illuminés de la pop. Time Magazine le met en couverture et raconte l’histoire de cet étrange personnage qui, vingt ans avant que l’idéal hippie ne déferle sur le monde, se déplace uniquement en vélo, prône le végétarisme, l’harmonie avec la nature et une quête de transcendance cosmique. On reste cependant circonspect face à cet étrange gourou sans adeptes dont on a dû mal à comprendre la philosophie et les visées réelles, l’époque se portant déjà vers les tendances communautaires et les prémisses des contre-cultures. 

Les années 50 et 60 voit ce “one hit wonder” d’un genre étrange continuer d’écrire pour Nat King Cole et quelques autres, sans retrouver le coup d’éclat commercial de ce premier titre. Delfi Records (le label de Ritchie Valens, auteur de la célèbre Bamba) propose à ahbez d’enregistrer un premier album solo en espérant probablement surfer sur l’appétit naissant du public pour la poésie beat et la musique exotica. En résulte donc Eden’s Island, sorti en 1960 et qui alterne calypso, musique tiki, pop psychédélique et spoken word lu par ce speaker d’un genre étrange. Four commercial, le disque est tout de même l’occasion pour eden de faire une petite tournée qui prend la forme d’apparitions/prêches en solo, plus que de véritables concerts et ne change en rien la destinée de cet album outsider. Ce disque aujourd’hui encore est un voyage sonore assez extraordinaire et complètement hors du temps. Flûtes, choeurs élégiaques, harmonies orientales, percussions approximatives, voix de baryton, cris d’animaux donnent à entendre une sorte de jazz explorateur toujours teinté de cette fibre pop qui n’a jamais vraiment quitté ahbez. Eden’s Island est une sorte de vision parallèle de la pop de Pet Sounds teinté d’un message axé sur une autre perception du monde qui nous entoure. Une Bible sonore animiste qui, à la différence de beaucoup de disques qui allaient suivre, n’a pas été cherché ses visions d’un autre idéal dans les drogues. 

Les années 60 laissent quelques traces de la présence d’ahbez qui rencontre une femme et devient père. On l’aperçoit justement aux côtés de Brian Wilson en studio puis la légende raconte qu’il aurait vécu une expérience de télépathie avec Donovan. Mais rien ne laisse penser qu’il fasse du prosélytisme. On croise parfois l’étrange famille dans les rues de Los Angeles. Elle continue de dormir à la belle étoile, dans des sacs de couchage, ne se nourrissant que de fruits et de noix. Le songwriter ne cherche pas la célébrité et navigue en marge du music business pendant que d’autres gourous magnétisent les pop stars de l’époque (Charles Manson évidemment, Anton Lavey ou Maharishi Mahesh Yogi, qui accompagna les Beatles). C’est probablement ce qui rend ce personnage autant plus insondable et fascinant. Malgré quelques zones d’ombres (un procès pour plagiat d’un compositeur new-yorkais qui finit par récupérer 25 000$ payés par ahbez qui ne démordra jamais d’avoir entendu la mélodie de Nature Boy dans les montagnes californiennes, les morts prématurées de sa femme et de son fils), il semble habité par de plus grandes préoccupations que la célébrité ou son enrichissement personnel et se plaît hors du radar.

La fin de sa vie est occupée par l’écriture d’un livre définitif Scriptures of The Golden Age (avec majuscules cette fois) censé transmettre sa vision du monde. C’est celui ci qui inspire le dernier travail en studio de l’artiste de 1987 à 1995 aux côtés du producteur Joe Romersa. Désormais seul au monde, ahbez vit des années entre transe et perte dans son processus créatif, passant parfois des journées entières en studio à pianoter tout en récitant des extraits de son livre. Après sa mort, c’est son seul ayant droit, son comptable David Janowiac, peut-être conscient de la figure culte qu’est devenu ahbez, qui embauche une prête plume pour terminer le livre inachevé du visionnaire. Une femme, qui tient à rester anonyme et abandonne en cours de route, persuadée de la portée messianique du livre et qui refuse d’altérer la pensée et les mots d’ahbez. Le comptable fait publier des extraits du livre et des ces ultimes sessions sous la forme d’un album posthume: Echoes from Nature boy en 1995, sans une nouvelle fois faire fortune. On y découvre des morceaux à l’orchestration moins riche et au rendu beaucoup plus brut, un peu dépassés par les visions de leur auteur. 

Reste aujourd’hui d’ahbez ce premier morceau pop fulgurant (peut-être piqué à quelqu’un d’autre) et une existence en parallèle de la réalité, qui hante les circuits de la pop et de la musique commerciale, sans jamais totalement y jouer un rôle. Pionnier d’une certaine vision du monde, le musicien ressemble à une étrange parabole de la culture californienne, un amoureux de la nature qui passe sa vie aux confins de Los Angeles, naviguant entre son rôle de premier hippie presque trop écrit pour être vrai et sa musique véritable portail communiquant vers un autre niveau de conscience. Que bien peu auront goûté grâce à lui, étrange prophète au public restreint dont l’immortalité est assurée par un des disques les plus étranges des années 1960. 

ADRIEN DURAND

Cet article est tiré du zine papier #6 Le Gospel consacré aux gourous, chamans et sorcières.

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