Caféine junkie: quelques considérations sur la conscience altérée au quotidien

Quand je vivais à Paris, j’allais souvent dans un café un peu banal à la sortie du métro Jaurès. C’était le genre d’endroits faussement personnels, avec un mobilier neuf artificiellement vieilli que j’affirme toujours détester. Mais j’aimais bien les serveurs malins en nœuds papillons et tabliers noirs dont l’un d’eux (du moins je l’imaginais) choisissait toujours des disques de jazz surannés qui renforçaient cette impression de temporalité incertaine. Un jour, alors que j’attendais quelqu’un que je devais interviewer, j’ai reconnu de loin un musicien que j’avais vu plusieurs fois en concerts et croisé ici et là dans Paris. J’aimais beaucoup son groupe mais je savais qu’il avait eu de gros problèmes avec les drogues dures. Dans cette après midi du début de l’automne, il transpirait à grosses gouttes à quelques mètres de moi, faisant face à une femme entre deux âges, dont j’avais du mal à savoir s’il s’agissait d’une amante, d’une psy ou d’une personne de sa famille. Il commanda un double café, un deuxième quelques minutes plus tard, et enfin un troisième, alors que j’en étais toujours à la moitié de ma bière. J’ai fini par me demander comment son corps pouvait ingurgiter une telle quantité d’eau bouillante à cette vitesse.

Quelques semaines plus tard, je croisai quelqu’un qui jouait avec lui et demandai des nouvelles du musicien de la terrasse. Il me raconta qu’il avait volontairement mis de côté la musique pour se désintoxiquer. Je me suis dit alors que cette orgie de caféine était probablement un des tenants de sa quête de sobriété. J’essayais d’imaginer la transformation de sa vie, passée d’un état perpétuellement altéré par les substances et un volume sonore inouï, ballotté de villes en villes dans un van, à celui du manque et d’un corps tenu en laisse par les médicaments et ravivé par moments par la caféine. Était-il un enfant puni de s’être trop amusé, un adulte qui se réveillait d’un mauvais rêve ou simplement un être humain qui avait tenté d’échapper au cours inéluctable des choses et qui ouvrait les yeux sur un quotidien noir avec une énorme gueule de bois?

Quand je suis devenu obsédé par la musique à l’adolescence, les drogues me terrorisaient. C’était l’époque où les musiciens tombaient comme des mouches et crevaient d’overdose, comme d’ une étrange épidémie. J’avais été presque rassuré en découvrant The Descendents qui parlaient de leur addiction au café (à cette époque, je n’avais aucune idée qu’un truc comme le mouvement Straight Edge pouvait exister). C’était finalement évident, le punk mélodique joué à toute vitesse était la musique idéale pour la caféine (j’ai déchanté par la suite en découvrant que la formation de Milo était une des rares qui ne carburait pas aux amphétamines, au speed ou à la coke dans cette vague “punk à roulettes”). J’ai étrangement repensé aux Descendents quand j’ai vu le clip Toka de Sofiane. Le début de la vidéo est filmé au téléphone portable et on voit le rappeur et ses potes bloquer une bretelle d’autoroute un matin puis installer des mange-debout et des tabourets pour boire un café comme dans le bistro du coin. Je me suis dit que ce qui plaisait tant aux gens chez Sofiane c’était peut-être ce mélange de voyou et de père de famille. Pourquoi risquer la prison pour boire un café sur une bretelle d’autoroute? Peut-être pour les mêmes raisons qui nous poussent à chercher ce fameux “kick” qui nous fait nous sentir vivant. Celui qui arrête la réalité, l’accélère ou la ralentit. Comme la circulation un matin sur le périph’ parisien.

Au milieu de la vie, le monde se sépare en deux (une nouvelle fois). Il y a ceux qui coupent les ponts avec leurs obsessions, ayant probablement emmagasiné assez de souvenirs pour tenir jusqu’à la fin du voyage. Et ceux qui restent dans les eaux troubles d’une vie qu’ils ont plus ou moins choisie. Il y a ceux qui choisissent la sobriété et ceux qui se convainquent que c’est par choix qu’ils continuent d’altérer leur conscience. Finalement, le monde de ceux qui ne choisissent pas la normalité et les pressions sociales ne cesse de se séparer en de multiples atomes jusqu’à ce que parfois ils se retrouvent seuls ou presque. La musique est la meilleure des compagnes dans ces cas là. Elle reprend parfois la place qu’elle avait à la sortie de l’enfance: elle nous accompagne dans cette lutte contre les injonctions de la réalité. Est-ce que je bois ou prends des drogues parce que j’aime la musique ou l’inverse? Il faudrait poser la question à Rob Gordon. 

 

J’aime bien le concept de “vie augmentée” que chante Isha. 

À 16 ans on la fume, on la boit au goulot. On sort dans la rue comme on va au boulot.”

Le café, le whisky, le sexe, les drogues de synthèse, l’herbe, les disques de Coltrane, d’Aphex Twin, de Fugazi ou de Tirzah: tout ça augmente la vie. 

Parfois je suis pris d’une terrifiante peur de la mort: je vois des annonces de décès défiler sur les réseaux sociaux et je me rappelle toutes ces fois où j’aurais pu disparaître ou ne pas me réveiller. Alors j’essaie moi aussi de purger ma vie des effets spéciaux que j’ingurgite habituellement. Je ne bois pas de café pendant 1 ou 2 jours (rarement plus). Soudain, mon corps se ralentit et je me sens dans un étrange état suspendu. La vitesse de mon cerveau ne semble plus en accord avec celle de mon corps, perpétuellement endormi. C’est souvent dans ces moments que je me tourne vers les disques que j’écoute habituellement tard le soir seul dans un état de conscience “augmentée”. Dans la brume, je retrouve quelques sensations, quelques fondations, un bâtiment au loin qui soudain me semble si fragile et beaucoup plus petit que dans la réalité. Je fais ce rêve où quelqu’un essaie de rentrer chez moi et je ne peux pas l’en empêcher. Et puis je me réveille au petit matin et je fais du café. 

 

Peut-être qu’en fait tout va ensemble.

La musique et les substances.

Peut-être qu’on peut parfois voir notre corps simplement comme un véhicule.

Peut-être que tout dépend de l’endroit dont on est parti et de celui où on est arrivé.

Peut-être qu’au bout d’un moment, on est les trois: un enfant qui s’amuse, un adulte qui fuit les responsabilités, un être humain qui navigue dans ses contradictions avec quelques disques pour le guider. 

Peut-être qu’un jour la vie n’aura plus besoin d’être augmentée.

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 9 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

 

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