Belkis Ayón : l’artiste cubaine qui a défié le diable et les masculinistes

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Une fois n’est pas coutume, avant de commencer la lecture de cet article, prenez quelques instants pour regarder les œuvres qui l’illustrent. Et ressentez ce courant d’air glacé qui court le long de votre colonne vertébrale. Ces images ont été réalisées par Belkis Ayón, une artiste cubaine assez peu connue en France et disparue prématurément. Une autre histoire de créatrice torturée qui finit par s’ôter la vie dans le purgatoire de la gloire mondiale avant de rencontrer le succès post mortem? Dans le cas de Belkis Ayón, c’est un peu plus compliqué tant les circonstances qui entourent à la fois la création de son corpus d’œuvres exceptionnelles et sa mort en 1999 sont nimbés de mystère et d’un halo maléfique.

La consagración III

“Ce qui m’intéresse par-dessus tout, c’est d’interroger la nature humaine – cette sensation éphémère, cette spiritualité à travers laquelle mon art sera susceptible d’être apprécié par un public universel” racontait l’artiste à Revolución y Cultura Magazine quelques mois avant sa mort en 1999. 

Pour toucher à cette universalité, elle s’est penchée, paradoxalement, de manière presque obsessionnelle sur un monde obscur et totalement secret : celui de la religion Abakuá. Apparu au Niger et importé peu après à Cuba dans les années 1830 (puis en Floride) par les esclaves, ce culte impose un secret total à ses membres. C’est ce silence qui est évoqué dans les figures monumentales aux yeux perçants, tantôt effrayantes, tantôt hypnotisantes, dépourvues de bouches de Ayón. Principalement noires et blanches, ces silhouettes anthropomorphes évoquent une masculinité fantomatique. Car l’Abakuá repose sur un mythe fondateur racontant la trahison de la princesse Sikán qui a révélé à son fiancé (issu d’un clan ennemi) les secrets de la religion confiés par son père. Elle sera condamnée à mort et après elle, le culte sera totalement interdit aux femmes. À la différence de la Santería ou du spiritisme, ouverts aux hommes comme aux femmes, aux hétérosexuels et homosexuels, l’Abakuá est, elle, réservée aux hommes (hétérosexuels). La diffusion de l’Abakuá sur d’autres continents que l’Afrique va permettre de l’ouvrir peu à peu aux Métis et aux Blancs mais elle restera interdite aux femmes et aux homosexuels. Quand en 1999, Belkis Ayón, à la personnalité enjouée et combative, une artiste qui commence enfin à se faire connaître, se tire une balle dans la tête sans laisser d’explications, de nombreux observateurs ne peuvent s’empêcher d’émettre une hypothèse terrifiante: elle aurait été assassinée pour avoir dévoilé les secrets de l’Abakuá. 

A mi-chemin entre la religion, la société secrète et le gang, l’Abakuá fonctionne avant tout sur les principes de mise à l’épreuve. Pour devenir Abakuá, il faut être parrainé. Une fois sa candidature déposée, une année s’écoule durant laquelle la vie du prospect est observée sous toutes les coutures. Les soupçons d’homosexualité et de lâcheté sont deux motifs d’exclusion. L’ethnologue Géraldine Morel raconte qu’un candidat a été refusé pour avoir prêté un bijou en or à un ami qui ne lui avait pas rendu. Selon l’Abakuá, un homme “un vrai”, aurait dû aller réclamer son bien et le récupérer coûte que coûte. Récemment, les pratiques religieuses se concentrent autour d’un rituel annuel. L’Abakuá attire principalement les nouveaux arrivants des milieux ruraux et défavorisés qui espèrent ainsi être pris en charge par le groupe (qu’on appelle “l’ambiente”) et bénéficier de ses réseaux. C’est une déclinaison dans la culture afro-cubaine des groupes d’hommes influents tels que les Francs-Maçons ou ce qu’on a appelé plus récemment les “boys clubs”. L’Abakuá n’offre pas de vertu thérapeutique comme les autres religions comme l’explique Morel (confession ou guérison par exemple). Elle consacre une hypermasculinité qui régit en secret la société et qui a contribué à définir une forme de modèle hégémonique (dont la figure du révolutionnaire cubain dériverait d’ailleurs plus ou moins directement). Les “ñáñigos” (nom donné à ceux qui pratiquent l’Abakuá) font partie de l’imaginaire collectif cubain, défilant souvent lors du carnaval habillés en léopards et surnommés alors “diablitos”.

Nasakó inició

Ces “diables” sont une représentation symbolique d’une société cubaine patriarcale qui laisse peu de place aux femmes, jugées impotentes et impures. C’est justement à cette forme d’injustice violente que s’est attaquée précocement Belkis Ayón. L’artiste naît en 1967 à La Havane. C’est une enfant précoce et sur-active, que sa mère inscrit dans un cours d’arts plastiques dès l’âge de 5 ans. A l’adolescence, elle commence à participer à des compétitions internationales d’art. Elle est alors souvent la seule femme inscrite (parfois avec sa soeur). S’exprimer en tant que femme n’est pas le seul obstacle pour Ayón. Après la chute du bloc soviétique, la situation à Cuba est très difficile. Durant cette période de récession, les fournitures artistiques sont rares et l’importation quasi impossible. L’artiste va contourner ces difficultés en adoptant la technique de la collagraphie. A l’aide de matériaux trouvés (cartons, tissus, végétaux), elle réalise des motifs qui sont ensuite placés dans une presse. Le résultat est enfin peint et/ou gravé, évoquant un résultat proche de la lithographie avec du volume. 

Dans l’oeuvre Nasakó inició [Nasakó a commencé], réalisée en 1986 peu après avoir obtenu son diplôme à l’Instituto Superior de Arte de la Havane, Belkis Ayón évoque une cérémonie rituelle Abakuá traditionnelle menée par un prêtre effrayant devant lequel se prosternent des figures habillées en léopards. Celui qui mène la cérémonie, Nasakó, est celui qui a condamné à mort initialement la princesse Sikán. Ce que raconte cette œuvre, c’est à la fois la mise en place d’une société patriarcale ancrée dans le sentiment religieux et l’invisibilisation des femmes. Dans les années suivantes, l’artiste abandonne la couleur et s’oriente vers des formats toujours plus grands. La Cena, réalisée en 1991 sur un format monumental (3 mètres de long), fait se rencontrer une scène issue du catholicisme (la cène) et les figures masculines de l’Abakuá sur lesquelles travaillent en continu l’artiste, donnant à réfléchir sur le rôle du religieux dans la fondation de nos sociétés contemporaines machistes. 

Sikàn (détail)

En 1993,  Belkis Ayón est invitée à participer à la Biennale de Venise. Alors que le pays est frappé de plein fouet par la récession économique et que le simple fait de trouver de quoi se nourrir est une difficulté quotidienne, l’artiste se rend en vélo avec son père à l’aéroport, bien décidée à exporter sa vision et sa fierté d’être cubaine (jamais remise en cause, malgré un harcèlement constant des politiques à son égard). L’avion ne décollera jamais faute d’essence. En 1999, elle est retrouvée morte par sa famille, sans explication. Celle dont tous les proches saluaient la joie de vivre et la détermination aurait-elle simplement baissé les bras? Elle laisse en héritage des images peuplées de figures effrayantes sans bouche, qui imposent la loi du silence. Depuis 2018, ses œuvres voyagent enfin à travers le monde et trouvent une nouvelle résonance dans les luttes féministes et la prise de conscience d’une violence systémique. Sa vision reste unique autant dans son approche plastique que conceptuelle. Elle est aujourd’hui encore la seule à avoir osé aborder le culte Abakuá de manière aussi frontale. 

ADRIEN DURAND

Ce texte est initialement paru dans le numéro 8 du zine papier LE GOSPEL, disponible ici.

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