Il est caché dans la mémoire populaire collective comme un fétiche, une statue d’une divinité effrayante et fascinante devant laquelle les voyageurs ne pourront s’empêcher de se prosterner. Alexander Trocchi, figure élusive et subversive de la littérature des années 1950-1960 réapparaît régulièrement au gré de biographies, essais et rééditions. Un monstre fascinant qui incarne dans toute sa démesure les modes de vies alternatifs d’une époque qui a marché au bord du vide et brûlé ses idéaux sur l’autel d’un égocentrisme hautement combustible.
J’ai découvert Alexander Trocchi lors de recherches sur la Beat Generation. J’avais l’impression que ce mouvement était raconté de manière unilatérale, parfois un peu simpliste et je suspectais, à raison, qu’une partie de ses artisans avaient été écartés du récit officiel. C’est paradoxalement en me renseignant sur les femmes liées à cette scène littéraire (quasiment inexistantes) que je suis tombé sur l’histoire de Trocchi, désigné régulièrement comme le pendant écossais de la Beat Generation. Bien m’en a pris, c’est sans plonger dans sa biographie que j’ai acheté son livre le plus connu et le plus classique, Young Adam, paru initialement en 1954 (il est épuisé mais se trouve facilement en seconde main). Dans ce roman, on suit la vie d’un jeune docker qui voyage sur une péniche en compagnie du propriétaire du bateau et de sa femme, afin de transporter des marchandises de ville en ville. Le récit s’ouvre sur la découverte du corps d’une jeune femme, morte assassinée et flottant dans l’eau devant notre duo masculin. Plutôt que de suivre une éventuelle enquête, on reprend le voyage avec les personnages, dérivant ainsi de port en port. Peu à peu l’enfermement agit sur eux et se forme un étrange triangle sexuel puis amoureux, où le meurtre initial agit comme un songe, un mauvais rêve. L’intrigue policière en filigrane laisse sous-entendre que l’un d’eux est lié à la mort de la jeune femme. Le livre se termine sur la résolution du meurtre et un étonnant pamphlet politique et anti-policier. C’est un texte audacieux par sa forme, qui navigue entre roman noir, thriller érotique, récit social. Young Adam a inscrit, à l’époque de sa publication, Alexander Trocchi comme un écrivain de premier ordre. Mais il n’est pas nécessairement passé à la postérité pour les bonnes raisons.
Au début des années 1950, ce jeune Écossais s’installe à Paris et devient rapidement une figure clef de l’avant-garde dans la capitale française. Il fonde le journal littéraire Merlin dans lequel il publie des textes en langue anglaise de Henry Miller, Samuel Beckett, Pablo Neruda ou Jean-Paul Sartre. Marié très précocement, il abandonne rapidement sa première femme et leur petite fille, investissant ses ressources financières, intellectuelles et physiques dans la survie de son entreprise littéraire. Il découvre également l’héroïne et développe une addiction forte, dévorante, qui agit sur lui comme une épiphanie. À partir de ce flash, il décide de promouvoir ce rapport à la drogue comme une vision alternative du monde, une façon de s’opposer à l’autorité, policière notamment qui le révolte. Il finance dans un premier temps sa consommation avec la publication de romans pornographiques écrits sous pseudonyme. Puis, il quitte Paris pour le Mexique avant de s’installer à New York. Il y travaille comme docker, la position idéale pour avoir accès à sa drogue de prédilection même si la politique extrêmement répressive des États-Unis à cette époque en matière de narcotique laisse dubitatif quant à son choix de s’y installer. “Dans l’esprit de Trocchi, la drogue le place dans une position de supériorité morale, où tout est permis, tout est pardonné” raconte ainsi Richard Seaver, collaborateur de l’écrivain écossais à l’époque de Merlin et éditeur de son scandaleux second livre publié sous son nom, Le Livre de Caïn. Dans sa préface, il évoque ainsi comment il guida l’écriture de ce roman autofictionnel en ne payant à Trocchi que de petites avances, l’obligeant ainsi à rendre des pages au fur et à mesure pour éviter qu’il ne se perde dans les méandres de son addiction. Le Livre de Caïn a d’ailleurs un côté fractionné, récit du quotidien d’un junkie à New York mais aussi pamphlet tour à tour lyrique, vulgaire, hystérique à la gloire de l’héroïne et du mode de vie qu’elle impose.
Dès les années 1950, Trocchi se pare d’une aura qui fascine les milieux underground et Beat, tout en arnaquant tous ceux à qui il peut soustraire quelques pièces. Il est un bandit et un dandy, un esthète, un Barbe Bleue de la came. Un temps relocalisé à Venice Beach, il fait salon et reçoit alors, mi-prophète mi-dealer, en continuant de vivre sur le prestige de sa renommée européenne et de ses premiers faits d’armes littéraires. Sa vie sur le territoire américain est un long enchaînement de méfaits, de scandales et de comportements toxiques. Il pousse sa deuxième femme à consommer de l’héroïne puis la force à se prostituer sur les trottoirs de New York et Las Vegas pour subvenir à ce besoin qui désormais annihile toute autre existence possible. Bravache, Trocchi continue de revendiquer l’addiction à l’héroïne comme la seule voie possible pour ceux qui veulent échapper au diktat de la société et de l’autorité. Il participe à une émission télévisée en 1961 et s’injecte en direct de l’héroïne. Il est arrêté peu après pour avoir vendu la même drogue à une jeune fille mineure. Grâce à un réseau de soutiens dans le milieu des lettres, il rejoint Montréal puis Londres. Et laisse sur le carreau et en prison, sa femme et son fils.
À Londres, il poursuit cette existence sombre, alimentant le feu de la fascination qu’il génère et reçoit Patti Smith, John Lennon, Eric Clapton ou Jim Morrison, comme un gourou des drogues dures. Son fils le plus jeune meurt d’un cancer à l’âge de 19 ans, puis sa femme, qui ne l’aura jamais quitté, décède d’une hépatite peu après. En 1984, misérable, Trocchi succombe à son tour d’une pneumonie. Son deuxième fils se jette dans le vide du haut de l’immeuble familial un an plus tard. Se referme la tragédie des Trocchi imposée par l’obsession irréelle du père pour sa jouissance et sa toute-puissance.
Redécouvert à partir des années 1990, l’œuvre de Trocchi laisse une trace indéniable dans la construction d’un idéal en contre de la culture dominante. Sa perception très à rebours d’une libération par la drogue des conventions sociales reste puissante et s’incarne dans un style littéraire souvent riche d’idées, d’expressions et d’images. Précurseur d’auteurs tels que William S. Burroughs, Hubert Selby ou même Jerry Stahl dans une certaine mesure, Trocchi est un personnage bourré de contradictions, excroissance monstrueuse de l’esprit hédoniste et bohème de l’après-guerre occidentale. Il est pourtant tragique de penser que cet écrivain et penseur s’est adossé continuellement sur la spoliation de ses proches et la complicité souvent aveuglée d’un milieu artistique qui continuait de le voir comme un personnage fantasque pour défendre son idéal de liberté. Son œuvre laisse un goût d’inachevé, traversée de fulgurances mais entachée par l’incontrôlable quête de plaisir et le délire égotique d’un junkie roi déchu. Alexander Trocchi continuera probablement des années encore d’alimenter la fascination pour les personnalités hors-limites. L’exploration de son travail et de ses vies marque cependant pour moi un temps d’arrêt durant lequel l’image idéalisée de l’ère Beat et de ses héros masculins s’est délitée pour ne laisser qu’un triste décor de théâtre en ruines.
ADRIEN DURAND