« Hitch » : la virilité selon Will Smith

Cet article est le septième de notre série « Insomnia » qui revisite de manière totalement subjective des films regardés de manière obsessionnelle, encore et encore, par nos contributeur.ice.s. 

Il y a quelques aspects de ma vie dont j’ai gentiment honte. Je pourrais en citer deux pour commencer cet article. Le premier: je souris machinalement quand je tape un smiley :). Le second : j’adore Will Smith. Cette affection peut sembler un peu inattendue pour quelqu’un d’apparence exigeante. Après tout, cet acteur n’a joué dans quasiment aucun “bon film” (mis à part peut-être le Ali de Michael Mann), voire s’est commis dans un paquet de navets clippesques assez hallucinant (au hasard Wild Wild West, scénarisé visiblement par le mec qui écrit les crédits sur les paquets de Doritos), sauvegardant son capital sympathie à coups de gentils films du dimanche soir (Men In Black, Je suis une Légende, Bad Boys). Oui, mais faut-il le re-préciser pour les plus jeunes qui nous lisent : Will Smith est rentré dans nos vies (la mienne du moins) en tant que Prince de Bel Air. Si cette série repose sur un clash classique de classes sociales (un jeune homme déshérité se retrouve hébergé du jour au lendemain chez son oncle, riche juge installé dans un quartier cossu de Los Angeles) , elle a permis l’éclosion du talent de Smith sur fond d’âge d’or du hip hop,  brillant autant dans les scènes de danse élastique que dans une évocation très contemporaine des affres de la famille recomposée. Ajoutons à cela un coup de génie des producteurs qui ont donné au personnage campé par l’acteur son véritable nom: Will Smith dans la vie joue Will Smith à l’écran, double fictionnel qui, à mes yeux du moins, a supplanté le véritable acteur. A chaque fois, que je vois Will Smith, j’ai l’impression de retrouver un vieux copain qui a réussi dans la vie, qui s’est hissé hors d’une condition sociale difficile pour devenir acteur à succès et père de famille modèle (on y reviendra). Un signal dans mon cerveau s’allume donc à chaque fois que je le vois apparaître à l’écran: ce type est mon copain (d’avant).

Cela nous mène donc à l’étrange relation qui me lie à Hitch, expert en séduction, comédie romantique réalisée par Andy Tennant et sortie en 2003. Dans ce film, Will Smith incarne un personnage de consultant en séduction, un expert chargé de permettre aux mecs un peu gauches avec les femmes de mettre chaussure à leurs pieds. Le message nauséabond du film ne se cache absolument pas et est diffusé par Hitch lui même dans le monologue face caméra dès l’introduction du film : les femmes ne savent pas ce qu’elles veulent et si elles se refusent à un homme cela n’a rien à voir avec leur volonté (j’ai entendu le mot “consentement” au fond de la salle?) mais bien parce que ceux-ci sont des gentils nounours maladroits et qu’il faut leur expliquer comment faire croire à leurs interlocutrices qu’elles sont, elles aussi, des êtres humains (“Ne regarde pas ses seins, écoute-la quand elle parle”) pour réussir à conclure. Ici, vous l’aurez compris on male gaze à gogo dans un New York du début des années 2000 où les interactions sont totalement redéfinies par la technologie: messageries instantanées, Blackberries et consultants miracles qui “poppent” sur le Internet 1.0. 

 

Comme dans toute comédie romantique américaine, l’élément perturbateur dans la vie toute tracée de notre expert prend la forme d’une femme, campée par Eva Mendes, une jeune journaliste à la rubrique « gossips » d’un faux journal qui tape dans l’oeil de Hitch. Celui-ci s’emploie à la séduire tout en venant en aide à un comptable pataud qui a jeté son dévolu sur la célibataire la plus convoitée de la ville: une riche héritière qui vient de se faire larguer par le roi de Suède. A cet endroit, Hitch semble emboîter le pas de Sex In The City sans vraiment prendre la peine d’en retenir les leçons. Le célibat féminin est une mauvaise chose, voire une tare et cette anomalie de la nature ne pourra être résolue que par un happy ending hétéro classic shit. Sarah Melas (le personnage de Mendes) exprime “dangereusement” son indépendance (elle porte un t-shirt The Beatles et boit de la bière à la bouteille) : il est temps qu’un homme lui mette une robe de mariée et l’aide à arrêter les conneries. Le chassé-croisé vaudevillesque intervient bien évidemment à travers les deux entreprises de séduction de Hitch et de son client, la journaliste découvrant en pourchassant la jeune héritière les stratagèmes de son soupirant maladroit. Car, et c’est le “coup de génie” du film, Hitch enchaîne les bourdes en draguant celle qui fait battre son cœur pendant que dans un effet de miroir inversé, le comptable séduit la belle princesse en faisant tout le contraire de ce que lui recommande son expert en drague. Nos doutes moraux à l’égard de la thèse ultra-limite de la première moitié du film prennent la sortie de secours: l’amour serait donc finalement bien une histoire d’alchimie inexplicable entre deux êtres. Et si cela n’est pas suffisamment clair, Hitch pète le bras d’un trader qui lui demande des conseils pour coucher avec une femme sans jamais la rappeler. On est au royaume des gentlemen ici Môsieur. Le film, quand on y pense, réussit un drôle de doublé : il ridiculise un soit-disant expert en séduction, à la sentimentalité déshumanisée tout en distillant de manière assez insidieuse des petites vérités misogynes ici et là. J’ai d’ailleurs découvert en préparant cet article que les « techniques » de Hitch étaient reprises par de véritables coaches en séduction. Triste monde tragique. 

 

 

Quoiqu’il en soit, si ce film est une rom-com si efficace c’est parce qu’il laisse à ses acteurs exprimer pleinement toute la physicalité de situations clownesques devant lesquelles il est difficile de ne pas rire (je suis sûr qu’il y a un coeur derrière cette chape de plomb de fans de “post punk UK” qui vous sert de corps). Kevin James, qui campe le vilain petit canard comptable, s’en donne à coeur joie et convoque de loin le meilleur du Robin Williams des ‘90s. Et puis, bien évidemment, il y a Will Smith. Depuis Le Prince de Bel Air, l’acteur impose une gestuelle assez unique dans le cinéma commercial (soulignée par ce bel article de Libération). Ici, il gonfle sous l’effet d’une allergie aux coquillages, tombe de jet ski, se fait arracher sa chemise par un taxi ou renversé par une mini Cooper. Sorte de Gulliver au pays des nabots en costumes Armani, Will Smith exprime toute sa puissance physique et son talent comique. Et on finit par mettre de côté nos réticences idéologiques pour sourire niaisement devant ses roulades (ce qui est probablement exactement ce qu’Hollywood attend de nous).

 

Il ne vous aura probablement pas échappé que cette “puissance physique”, Will Smith en a fait usage il y a quelques mois lors d’une des séquences les plus lunaires de l’histoire de la télévision quand il a giflé Chris Rock en pleine cérémonie des Oscars après une mauvaise blague de l’humoriste sur l’alopécie de sa femme. Si la fin de la soirée a été tout bonnement hallucinante (l’acteur en larmes recevant une standing ovation en même temps que son Oscar, son fils twittant “This Is How We Do It” avant que la famille Smith ne se la colle dans une after party), le geste a laissé une bonne partie de l’humanité avec un sacré questionnement. Et moi le premier, puisque que comme je l’ai dit plus haut…j’adore Will Smith. 

C’est le très limite Dave Chapelle qui a bien résumé la situation il y a quelques semaines en affirmant à un journaliste que Will Smith à cette occasion s’est montré aussi moche que nous le sommes tous, ébréchant l’apparence de perfection à laquelle il a travaillé toute sa carrière. En éditant les articles de cette série “Insomnia” (et celui-ci n’y fait certainement pas exception), je me suis rendu compte qu’ils tournaient beaucoup autour de la passionnante question de la contradiction entre nos principes et nos goûts. Mais aussi de l’idée qu’Hollywood, même dans le cas de personnalités analytiques comme la mienne et celles de mes camarades, réussit à contenir nos entreprises de déconstruction sur fond de divertissement. Le spectacle gagne toujours et c’est une contradiction (et une belle) qu’il faudra bien arriver à dépasser un jour dans la critique culturelle, je crois (voir, au hasard, l’hallucinante campagne médiatique pro-Top Gun qu’on a vécu ces derniers mois en pleine crise climatique et guerre en Ukraine). 

Au début de l’histoire d’amour que je vis toujours aujourd’hui, j’ai montré un soir ce film à ma moitié. C’était une façon probablement de baisser la garde, de lui dévoiler une facette moins reluisante de ma personnalité (ou du moins de mon intellect), bref de lui montrer que j’étais prêt à avancer et lui permettre de me connaître “vraiment” dans toute la complexité de mon esprit bourré de contradictions (étant donné que pour l’impressionner la première fois je lui avais proposé de regarder le pénible Da Sweet Blood of Jesus de Spike Lee). Spoiler : on a bien rigolé. 

En voyant la gifle assénée par Will Smith, je n’ai pas pu m’empêcher de me demander ce que, moi, j’aurais fait à sa place. Pas aux Oscars bien évidemment, mais dans une situation du quotidien, si quelqu’un s’en prenait à ma femme, est-ce que je lui collerais mon poing dans la gueule ? L’idéal serait bien entendu que les relations hommes-femmes ne passent plus par une violence assénée et médiatisée uniquement par les hommes. Alors autant s’y atteler dès maintenant. 

ADRIEN DURAND 

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