photo: Raw Journey
Par Nicolas Chiacchierini:
Instagram me montre une story que j’ai posté il y a un an, une photo de la salle où je travaille et la caption : « dernier concert avant la fin du monde ». Peut-être que si j’avais su ce qui nous attendait, j’aurais trouvé quelque chose de plus spirituel à raconter. D’ailleurs j’étais parti tôt ce jour-là, fatigué d’enchaîner les soirées, de la sur-sociabilité intrinsèque au métier que je fais. Le confinement n’a pas été si difficile car il semblait une pause bienvenue au milieu d’une cadence effrénée, d’autant que les préoccupations écologiques étaient déjà largement présentes avant le début de l’épidémie. Accueillir 30 concerts par mois dont une bonne partie d’artistes étrangers, alors même qu’il faudrait réduire nos déplacements en avion, était de plus en plus questionnable.
C’est au moment du premier déconfinement que j’ai commencé à ressentir un vrai problème, une gêne. J’étais très irritable, je m’énervais rapidement dès que je parlais de COVID et j’étais en même temps incapable de parler d’autre chose. Je voyais mes amis qui travaillent dans le cinéma, le droit, l’architecture retourner au bureau et mon inactivité devenait de plus en plus frustrante. Comme si je réalisais seulement que le monde pouvait très bien tourner sans nous (bien avant qu’on commence à parler d’activité « non-essentielle »). C’est à ce moment-là que des proches ont commencé à me demander si je ne voulais pas « faire autre chose », « me réorienter ». C’est à l’époque que Macron parlait de « s’adapter », de « chevaucher le tigre ».
Lors d’une soirée récente chez un ami programmateur, on écoutait Eartheater et les gestes barrières n’étaient pas du tout respectés. Le fondateur d’un label indé me faisait justement remarquer que l’expression « monde d’après », qui était ultra à la mode pendant le premier confinement, avait complètement disparue de la circulation. « Le monde d’après, ça y est on est dedans, c’est un monde où la culture a disparu, où les seules activités autorisées sont le travail et la consommation » (c’est à peu près ce qu’il a dit, mes souvenirs sont un peu troubles). Le fait que plus personne n’utilise cette expression est révélateur d’un changement de mentalité : on ne perd plus de temps à attendre, à imaginer ce qui sera un jour, « quand on pourra », mais on essaye de vivre le moins mal possible, de faire avec. D’autant que les faux espoirs de reprise ont eu raison des derniers vrais espoirs. Espérer c’est donner une chance à la déception. J’ai vu des collègues changer de métier, changer de secteur, voire changer complètement de mode de vie. Bien sûr, des initiatives positives en sont ressorties aussi, des cartes postales fanzine solidaires à l’accueil de migrants dans les lieux culturels.
Si je ne suis pas encore parti élever des moutons en Ardèche c’est parce que je pense que ce métier en vaut la peine, que les concerts et la culture au sens large ont un rôle à jouer dans la société. Mais cette question revient régulièrement dans ma tête et dans les conversations avec mes collègues : pour combien de temps ? A partir de quand est-ce que ça ne vaut plus la peine, à partir de quand on aura perdu notre temps ?
Mon arrière-grand-père Luigi qui a vécu à la fin du 19e et au début du 20e siècle était leveur de porte. Dans les usines qui produisaient de l’acier dans l’Est de la France à l’époque et qui engageaient beaucoup d’immigrés italiens, c’était une fonction d’ouvrier bien précise qui consistait à ouvrir les portes des fours à l’aide d’un levier. Je le sais parce que j’ai regardé sur internet. Je me demande si les générations futures devront aussi faire des recherches pour comprendre nos métiers de l’ancien monde.